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aux trésors de vos mines des trésors non moins considérables. L’agent continua quelque temps encore à développer devant nous ce avantages divers de l’indépendance avec tant d’habileté, qu’avant qu’il eût cessé de parler, nous étions déjà convaincus ; puis il nous remit une quantité considérable de proclamations qui répétaient à peu près ses paroles, et comme l’embarcation était chargée complètement que la nuit s’avançait, le docteur se disposa pour le départ. Un second canot fut mis à la mer pour remorquer celui qui était chargé d’eau de-vie et de marchandises ; nous prîmes place, Albino et moi, sur le premier, et le docteur, avec quatre matelots, descendit dans le second. Nous ne tardâmes pas à nous éloigner du brick. Plongé dans une méditation profonde, le docteur gardait le silence. Albino chantait une chanson de contrebandier, le visage tourné vers le ciel étincelant d’étoiles. Tandis que ses refrains joyeux se mêlaient au bruit des avirons qui fendaient l’eau, il paraissait avoir oublié qu’il y avait, dans le fond de l’Océan qu’il traversait en chantant, le cadavre d’un homme plein de vie qu’il avait jeté en proie aux requins. Tout à coup un choc dont retentit le canot qui nous portait vint brusquement interrompre la chanson, et une masse noire et flottante bondit derrière nous.

— Voyez, dis-je au contrebandier en lui montrant la guérite du guetteur qui avait heurté notre canot, ces vagues de feu qui signalent les requins sous l’eau ne vous disent-elles rien ?

— Si, parbleu ! répondit Albino ; les requins, en ce moment, font curée d’un Espagnol. Et il reprit d’une voix forte les premiers vers d’une chanson qui devint plus tard un de nos chants patriotiques :

Ya et setentrion libre
Bebe en plàcida copa
El dulce néctar de la libertad[1].

Quelques minutes après, nous avions regagné la plage. Au moment où j’allais me séparer de mes compagnons, le docteur me fit signe de m’approcher de lui. — Rappelez-vous, me dit-il, que vous êtes des nôtres. Demain vous serez chargé d’un message important, et Albino vous portera vos instructions.

Je ne pus arriver à l’hacienda paternelle que peu d’instans avant le lever du soleil. Je m’empressai de raconter à mon père l’outrage que j’avais subi, et je ne lui cachai rien ni du meurtre du douanier, ni de nos conférences avec l’envoyé français. Partagé entre la surprise et l’effroi, mon père m’écoutait en frémissant.

— Ainsi, Ruperto, te voilà presque, sans l’avoir voulu, complice d’un assassinat et affilié à une conjuration contre le roi d’Espagne.

— Mais, mon père, le roi d’Espagne n’est qu’un Français.

  1. Déjà le nord libre - boit dans une coupe tranquille - le doux nectar de la liberté.