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de l’art un pas décisif. Masaccio dans l’école florentine, Albert Dürer dans l’école allemande sont du nombre de ces hommes éminens. C’est pourquoi, au lieu de placer dans la galerie du Louvre un huitième Pérugin, M Villot eût bien fait de chercher en Hollande ou ailleurs un Masaccio ou un Albert Dürer. Si la galerie de Guillaume II n’offrait aucun ouvrage de ces deux maîtres, il n’était pas difficile de choisir dans cette galerie même un tableau d’un maître inconnu parmi nous et pourtant digne d’une étude sérieuse, par exemple, un tableau de Van Hemling. Tous ceux qui ont visité à Bruges l’hôpital Saint-Jean ont éprouvé le besoin d’y retourner plusieurs fois pour admirer les peintures de Van Hemling. Un tableau de ce maître n’eût pas coûté cinquante mille francs, et vaudrait mieux pour nous que le nouveau Pérugin.

Le Portrait du baron de Vicq, par Rubens, est une excellente acquisition Quoique le Musée possède un grand nombre d’ouvrages de ce maître illustre, M. Villot a très bien fait d’acheter pour la France ce précieux morceau : le Portrait du baron de Vicq est un véritable chef-d’œuvre, aussi bien pour le dessin que pour le coloris. L’étude attentive de cette toile suffirait pour convertir tous ceux qui croient encore et répètent comme un article de foi que Rubens ne savait pas dessiner. C’est une de ces banalités qui traînent dans quelques ateliers et qui n’ont certes pas besoin d’être réfutées, tant elles sont niaises. Cependant j’engage tous ceux qui sont habitués à regarder Rubens comme un dessinateur inhabile à étudier le Portrait du baron de Vicq, et j’espère qu’il se trouvera parmi eux des esprits assez sincères, assez dociles pour se rendre à l’évidence. Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver, même dans l’école romaine ou dans l’école florentine, une tête plus finement, plus savamment modelée. S’il est arrivé plus d’une fois à Rubens d’offenser le goût par les caprices de son imagination, on ne peut nier qu’il ne possédât une science profonde ; et le portrait acheté par M. Villot suffirait seul à démontrer cette affirmation. Il n’y a pas, en effet, une seule partie du visage qui ne soit rendue avec une étonnante précision. La bouche va parler, les narines respirent, les yeux regardent, et le front pense. C’est la vie même, prise sur le fait et fixée sur la toile par un art merveilleux. Il y a dans ce portrait tant de savoir et d’habileté, le travail du pinceau a tant de souplesse et de variété, qu’il ne se laisse pas deviner. C’est là précisément le triomphe du génie. Il n’est donné qu’aux artistes du premier ordre de cacher le travail sous la simplicité. Pour lutter ainsi avec la nature, pour transcrire le modèle humain avec cette évidente fidélité, il faut avoir long-temps médité sur tous les secrets du métier ; et Rubens, en effet, qui a produit un nombre si prodigieux d’ouvrages, avait acquis cette fécondité par des études persévérantes. Les beaux-esprits, qui ne prennent pas la peine de vérifier ce qu’ils avancent, croient avoir caractérisé Rubens avec une grande sagacité, en disant qu’il procède de l’école vénitienne. Ce jugement, accepté par les gens du monde comme l’expression complète et précise de la vérité, est loin de s’accorder avec les faits. Sans doute Rubens admirait vivement les œuvres de l’école vénitienne ; sans doute il étudiait avec ardeur Titien et Paul Véronèse ; mais il connaissait Rome et Florence aussi bien que Venise. Il avait pour Raphaël, pour Michel-Ange, pour Léonard de Vinci une vénération profonde. Il n’y a pas une école d’Italie dont il n’ait pénétré tous les secrets, et si quelques-unes de ses premières œuvres se rapprochent de l’école vénitienne par la composition, par le choix des couleurs, il est certain que