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Je sais tout ce qu’on peut dire sur les avantages de la simplicité, sur l’emploi du style familier dans la chanson ; tous ces préceptes que je ne songe pas à réfuter n’ôtent rien à la justesse de mes plaintes. Je ne demande pas aux poètes qui écrivent une chanson, politique ou non, peu importe, de relire Pindare avant de commencer le premier couplet. Un pareil conseil serait tellement contraire au bon sens, qu’il serait accueilli par un éclat de rire. Sans recourir à Pindare, dont les Olympiques et les Néméennes n’ont rien à démêler avec le sujet qui nous occupe, le poète ne doit jamais oublier que la forme lyrique est soumise à certaines conditions, et l’emploi des images est une des conditions les plus impérieuses. On aura beau dire, le rhythme et la rime ne sont pas toute la poésie. Réduite à ces deux élémens, lors même que la pensée serait parfaitement juste, lors même que les sentimens exprimés exciteraient dans l’ame une ardente sympathie, la poésie serait encore incomplète. Si la justesse de la pensée, la générosité des sentimens forment la substance morale de la poésie, cette substance si précieuse a besoin, pour devenir poésie, d’une enveloppe qui la distingue nettement de la prose, et cette enveloppe n’est autre chose que la forme poétique. Or, je ne conçois pas, je ne crois pas qu’il soit permis de concevoir la forme poétique sans l’emploi des images. Si, dans la prose même qui marche avec plus de liberté, il est souvent utile de ne pas produire la pensée telle qu’elle se présente, et d’apporter dans le choix des mots une attention sévère, à plus forte raison faut-il se montrer scrupuleux lorsqu’il s’agit de poésie. À quoi bon compter des mots, assortir des rimes, construire des strophes, si malgré le rhythme et la rime les strophes ne se distinguent pas de la prose ? N’est-ce pas vraiment peine perdue ? Giusti, en écrivant le Brindisi de don Girella, ne parait pas avoir songé un seul instant aux conditions que je rappelle. Il s’est contenté de la première forme venue, et, dans cette pièce d’ailleurs si gaie, les pensées les plus ingénieuses, les plus vraies, perdent la moitié de leur valeur, faute d’être présentées sous une forme plus précise, faute d’être exprimées dans une langue plus vive et plus colorée. Toutefois, je sais bon gré à Giusti d’avoir écrit le Brindisi de don Girella, il y a aujourd’hui en-deçà comme au-delà des Alpes tant de valets au service de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, dont l’avilissement semble être l’unique passion, — nous voyons tant de gens mendier une livrée et se défier de l’indépendance, comme d’un fléau, — qu’il faut remercier le poète toutes les fois qu’il flétrit le parjure et la servilité. Si le Brindisi de don Girella n’est pas dans l’ordre poétique une œuvre accomplie, c’est une bonne action ; si le goût n’est pas satisfait, le cœur se réjouit, et bien des œuvres plus habiles, plus élégantes, plus précises, n’éveillent pas en nous cette joie.