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chefs-d’œuvre, et décider si l’auteur doit être classé parmi les poètes de talent ou parmi les poètes de génie : Tant que ses vers se passaient de main en main sous le manteau, la vérité avait peine et se faire jour car il n’est donné qu’aux intelligences privilégiées de rencontrer la vérité sans le secours de la contradiction. Il est si facile de prendre ses instincts, ses passions, pour la vérité même ! L’esprit s’habitue si complaisamment à croire qu’il possède une clairvoyance souveraine ! La contradiction peut seule remettre chacun à sa place, et je ne proscris pas même la contradiction ardente, obstinée, pourvu qu’elle soit sincère. Une opinion qui n’a pas subi l’épreuve de la contradiction n’est jamais sûre d’elle-même ; c’est pourquoi toute opinion, quelle qu’elle soit, loin de s’alarmer et de s’irriter de la résistance qu’elle rencontre, doit s’en réjouir et l’encourager, car une libre discussion est la seule manière de trouver la vérité dans les limites assignées à l’intelligence humaine.

Pour juger Giusti avec équité, il faut commencer par accepter sa foi politique. Sans cette concession, il est impossible d’estimer ses œuvres à leur véritable valeur. Si I’ on voit dans ses croyances des croyances ennemies, si l’on envisage les principes qu’il a défendus comme un danger public, il faut renoncer à mesurer la valeur poétique de ses œuvres. Lorsqu’il s’agit de se prononcer sur un écrivain qui a mis son imagination au service de sa conviction, il est absolument nécessaire de respecter les idées et les sentimens qu’il a voulu populariser. Ainsi les disciples de Bonald et de Joseph de Maistre ne sont pas compétens en pareille matière. Tous ceux qui voient dans le passé le modèle immuable du présent et de l’avenir doivent fermer, comme un livre écrit dans une langue inconnue, le livre qui parle d’un avenir meilleur, qui retrace en traits poignans les souffrances du présent, qui n’a de regret que pour la gloire et la liberté. Les Soirées de Saint-Pétersbourg et la Législation primitive, quel que soit d’ailleurs le mérite purement oratoire qui les recommande, ne préparent pas l’esprit à l’impartialité. Il y a dans le ton dogmatique et absolu de ces deux écrivains confondus, je ne sais pourquoi, avec les philosophes, une arrogance contagieuse qui proscrit toute discussion comme une impiété. Aux yeux de ces nouveaux apôtres, si peu familiarisés avec le véritable esprit de l’Évangile, avec la charité, ne pas adorer le passé, vouloir changer le présent, c’est commettre un sacrilège, et les disciples qui ont recueilli, qui ont accepté leurs leçons, ferment les yeux à l’évidence pour ne pas chanceler dans leur docilité. Ce n’est pas eux qu’il faut consulter sur le mérite de Giusti, c’est-à-dire d’un poète dont toute la vie a été consacrée à la défense de la démocratie. Cependant, si j’admets ou plutôt si je pose comme condition indispensable, dans