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en homme habile et qui comprenait bien les intérêts de sa gloire ; il avait tout à gagner en laissant pleine liberté au graveur dont le goût sûr dissimulait les écarts de son propre goût, et effaçait les traces des fautes commises dans ses tableaux ; aussi les planches des Batailles offrent-elles, outre l’ensemble des qualités qu’on ne saurait sans injustice refuser aux peintures qui leur ont servi de modèles, une résolution d’effet et de dessin qu’il appartenait à Audran d’y ajouter. Force et transparence du ton, finesse du modelé, largeur de l’aspect, et par-dessus tout sentiment accentué de la nature, il n’est pas une seule des conditions de l’art qu’il remplisse imparfaitement. Marc-Antoine ne dessinait pas avec plus de fermeté ; les Flamands ne possédaient pas une science plus profonde du clair-obscur ; les graveurs de l’école Irandaise, sans excepter même Edelinck[1], n’ont jamais traité l’histoire avec cette fierté de style ; en un mot, aucun des graveurs les plus renommés de l’Europe n’a été doué, ce semble, à un si haut degré de l’instinct artiste, cet instinct dont il est aussi difficile de définir le caractère que de méconnaître la puissance, et qui donne aux couvres je ne sais quoi de principal et d’incomparable.

Après les Batailles de Lebrun, Audran grava, d’après Lesueur, le Martyre de saint Laurent, plusieurs tableaux du Poussin, le Pyrrhus entre autres et l’Enlèvement de la Vérité, puis, d’après Mignard, la Peste d’Egine et les peintures de la coupole du Val-de-Grace, qui doivent sans doute à cette interprétation et aux vers de Molière la meilleure part de leur célébrité. Ces planches diverses, où la beauté du sentiment ne se manifeste pas avec moins d’éclat que dans les précédentes, sont aussi des modèles accomplis de gravure, à prendre ce mot dans le sens le plus littéral. Audran dédaigne de captiver l’attention par l’excellence de sa manœuvre ; il se garde d’y chercher autre chose que l’expression exacte de sa pensée, mais il possède à fond toutes les ressources matérielles de l’art, et il en use avec plus d’habileté que personne. Alliant le travail du burin à celui de l’eau-forte, il raffermit par d’énergiques retouches les traits libres de la pointe qui ont dessiné les contours et établi les masses d’ombre ou de lumière. Quelquefois une suite de tailles courtes dirigées comme au hasard, des points de différentes grosseur jetés avec une négligence apparente, lui suffisent pour déterminer la forme ; quelquefois il procède par tailles rigoureusement entrecroisées. Ici des travaux bruts à l’eau-forte pure se heurtent dans un désordre pittoresque, là des sillons creusés avec une régularité méthodique produisent un effet tout contraire.

  1. Édelinck, nous l’avons dit, était né à Anvers ; mais il vint fort jeune s’établir à paris, et ne retourna jamais en Flandre. Il peut être permis de le ranger parmi les artistes de l’école française comme son compatriote, Philippe de Champagne, qu’on y a admis au même titre.