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pour chef l’homme qui, par caractère, convenait le mieux à ce rôle l’organisateur du goût : « Il y avait entre Louis XIV et Lebrun harmonie préétablie, » dit M. Vitet dans son étude sur Eustache Lesueur[1], et quand le peintre mourut (1690), « ni son maître ni lui n’avaient encore laissé entamer leurs frontières. » Lebrun eût donc pu s’approprier le mot du roi en l’appliquant à son propre absolutisme, et dire qu’à lui seul il représentait l’art. Tout ce qui de près ou de loin se rattachait au dessin, depuis les tableaux destinés à décorer les monumens jusqu’aux meubles et aux objets d’orfèvrerie, tout fut soumis à son autorité souveraine et subit son influence : influence regrettable à bien des égards, qui donna aux peintures et aux sculptures de l’époque un aspect fatigant et théâtral, mais qui du moins ne put être défavorable à la gravure, puisque le burin transforma souvent en chefs-d’œuvre les compositions contemporaines les plus académiques.

D’ailleurs, au moment où Lebrun fut appelé au gouvernement des arts, le nombre des graveurs expérimentés était déjà considérable. Roullet, François Poilly, Masson, que son portrait du comte d’Harcourt et ses Pèlerins d’Emmaüs ont rendu si célèbre[2], beaucoup d’autres dont les noms ne sont pas moins connus, avaient fait leurs preuves de talent avant de se consacrer à la reproduction des œuvres du premier peintre du roi ; enfin Nanteuil, qui n’a jamais gravé que fort peu de portraits d’après Lebrun, jouissait déjà d’une grande réputation, lorsque Colbert institua aux Gobelins cette espèce de confrérie d’artistes, et voulut qu’il y entrât l’un des premiers. Édelinck, dès qu’il y fut admis à son tour, s’empressa de profiter des conseils du maître qu’il lui était donné d’approcher ; à son exemple et sous ses yeux, il s’essaya bientôt dans la gravure de portrait.

Qui en effet pouvait mieux que Nanteuil enseigner l’art spécial où il n’a eu que bien peu de rivaux, où personne ne l’a surpassé ? Aujourd’hui encore, lorsqu’on regarde ces estampes admirables, on sent ce qu’elles offrent de ressemblance exacte, comme si l’on avait connu les modèles. Le caractère des traits de chaque personnage y est si nettement défini, la physionomie y paraît rendue avec tant de justesse, qu’on ne saurait douter de la vérité de l’aspect. Dans les détails, nulle

  1. Publiée dans cette Revue le 1er juillet 1841.
  2. Masson attrait égalé peut-être les plus grands maîtres du siècle de Louis XIV, s’il ne s’était préoccupé outre mesure de la pratique mécanique de l’art. Cette préoccupation se traduit souvent par des travaux d’une bizarrerie extrême, renouvelés de Claude Mellan, dont tout le monde connaît la grande tête du Christ gravée d’une seule treille tournante. Ainsi, dans certains portraits de Masson, celui de Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, entre autres, une taille en forme de poire modèle le nez, une taille en spirale le menton. Dans d’autres planches, l’artiste affecte de montrer les poils des animaux ou les cheveux détachés et volans, et l’abus de ce procédé aboutit à quelque chose de semblable à l’aspect que présente l’armure d’un hérisson.