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ce mauvais pas, il se sauve en pays neutre. Partout où la rive américaine est en vue de sa caserne, à Kingston, à Brockville, à Prescott, à Niagara, le fugitif a toute facilité pour opérer son évasion. Ici, pendant l’hiver, il a devant lui un pont naturel formé par les glaces ; là, pendant l’été, un steamer passe, il s’y cache, et le voilà échappé. On a vu des déserteurs se jeter à la nage au-dessous des chutes du Niagara, au milieu des remous et des tourbillons, et périr misérablement avant d’avoir touché ce qu’ils appellent la terre de liberté. Chose singulière entre les États-Unis et l’Angleterre, il existe une rivalité dont toutes les classes, le peuple et l’armée surtout, ont le sentiment, et cependant ces deux nations qui se repoussent sont attirées l’une vers l’autre par une invincible curiosité ; on dirait deux frères ennemis qui ne peuvent s’empêcher de penser l’un à l’autre.

Les officiers de l’armée anglaise s’efforcent par tous les moyens possibles d’occuper et de distraire leurs subordonnés. Joutes sur l’eau, courses à pied, luttes, exercices gymnastiques, ils mettent tout en œuvre pour que ces jeunes gens, enrôlés le plus souvent par suite d’un coup de tête et portés à l’inconduite, ne tombent pas dans l’ennui. Ils emploient eux-mêmes des moyens analogues pour chasser la tristesse et écarter la mélancolie. L’esprit de corps entretient parmi eux une fraternité de bonne compagnie qui les empêche de sentir l’influence de l’isolement, même au milieu des stumps, et ils passent très gaiement leurs années de service sur cette terre canadienne, qui n’est pas regardée pourtant comme l’Eldorado de l’armée. Sir J. Alexander prouve bien par ses émouvans récits qu’il n’y a point de pays si monotone où un homme avide de voir et empressé d’agir ne trouve à exercer ses facultés intellectuelles et ses forces physiques. Il a dépeint et compris la vie du Far-West avec l’expérience d’un officier qui, avant de conduire ses troupes au Canada, a parcouru les Indes Orientales et fait la dangereuse campagne de 1825 contre les Birmans. Le souvenir des splendeurs de la Haute-Asie ne l’a point rendu indifférent aux beautés de la nature américaine, moins saisissante peut-être, mais pleine de charme et de variété. Et d’abord, le Canada offre tous les genres de sport imaginables, depuis les courses en traîneau jusqu’à la chasse et à la pêche, Dans les forêts, le gibier abonde. À chaque pas, le chasseur rencontre quelque animal nouveau dont la vue fait battre son cœur de surprise et de joie. Dans les halliers (underwoods), sous l’épais feuillage des acacias et des sycomores, le faisan s’ébat en agitant ses courtes ailes ; sous les noyers, au pied des bouleaux, paissent les troupes de dindes ; on voit leur dos brun, aux reflets cuivrés, onduler à travers l’herbe fine et tendre. La caille et la perdrix, attirées par les moissons, se rassemblent autour des défrichemens, et ne s’effraient point à la vue de l’homme. Dans les forêts plus reculées (back-woods),