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votre conviction : je saluerais dès ce soir en vous un des signes auxquels se reconnaît la noblesse de Dieu.


III. - DEUXIEME SOIREE. — SUITE LOGIQUE DE CE QU’ON VIENT DE LIRE.

Le docteur avait une petite propriété en Beauce ou en Normandie dont il ne parlait jamais qu’avec attendrissement. C’était là qu’il comptait, disait-il souvent, aller se reposer des fatigues de la vie errante aussitôt qu’aurait sonné l’heure bienheureuse de la retraite. Le docteur avait une mère qui lui avait envoyé bien des fois d’honnêtes épargnes destinées à payer de folles dettes. Il n’avait jamais reçu cet argent sacre sans verser une larme, et il répétait sans cesse : « La pauvre bonne femme. (c’est ainsi qu’il appela sa mère) méritait un autre fils que moi. » Le docteur n’en était pas moins un ennemi acharné de la propriété et de la famille.

C’étaient, suivant lui, des attentats à la nature, car la nature revenait à tout propos dans la bouche du docteur, qui était un disciple de Jean-Jacques. Il avait une phrase favorite, digne d’Anacharsis Clootz : « Je ne reconnais, disait-il, qu’une seule propriété, la terre, qui est le domaine de l’homme, et qu’une seule famille, la race humaine. » Il avait l’habitude, après cette sentence dont il attendait majestueusement l’effet sur ses auditeurs, de garder un instant de silence qu’il occupait à tirer quelques bouffées de sa pipe et à vider soit son verre d’eau-de-vie, soit sa tasse de café, soit sa choppe de bière.

— Nous avons parlé de la religion hier, dit Plenho, nécessairement nous devons ce soir parler de la propriété et de la famille ; et sur les opinions que j’ai déjà défendues, docteur, vous connaissez celles qui je vais défendre.

— Oui certainement, repartit le docteur, vous allez défendre le vieux monde et ses abus ; mais le Christ dont vous me parliez hier n’était pas propriétaire…

— Je ne le suis pas non plus, répondit le capitaine ; il y a long-temps que Plenho est sorti de ma famille. Ce pauvre château est tombé, en 93, entre les mains d’un ardent patriote, car vos prophètes, mon cher docteur, ne dédaignaient pas la propriété ; ils la trouvaient bonne pour eux et pour leurs enfans. La maison de mes pères est échue à un M. Triquet, ancien fabricant de clous, je crois, dont le fils avait bien, morbleu, l’aplomb de vouloir s’appeler M. de Plenho à la fin du règne de Louis-Philippe. J’ai mis bon ordre à cette prétention, et j’ai fait voir à mon Triquet comment un vrai Plenho portait son nom ; mais enfin je n’ai pas sous le soleil un arpent de terre, et je n en suis pas moins attaché à la propriété. Tenez, voici un des faits qui m’ont le plus péniblement affecté dans ma vie militaire.