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et pourtant que sont-ils pour le reste du monde ? » Hélas ! il a trop raison. Cette interruption douloureuse elle-même nous laisse parfaitement froids, et les battemens vigoureux de ce cœur qui suffit à repousser une table n’accélèrent pas le mouvement du nôtre. Et pourtant nous savions par cœur ces quelques phrases dont la seule mélodie nous ravissait avant l’âge même où tous les souvenirs sont mêlés de regrets. «… Quand j’aperçus les bois où j’avais passé les seuls momens heureux de ma vie, je ne pus retenir mes larmes… Couvrant un moment mes yeux de mon mouchoir, j’entrai sous le toit de mes ancêtres. Je parcourus les appartemens sonores, où l’on n’entendait que le bruit de mes pas… Partout les salles étaient détendues, et l’araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. Je sortis précipitamment de ces lieux : je m’en éloignai à grands pas sans oser tourner la tête. Qu’ils sont doux, mais qu’ils sont rapides, les momens que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années sous l’aile de leurs vieux parens !… Le chêne voit germer ses glands autour de lui… il n’en est pas ainsi des enfans des hommes. » Chose étrange, l’historien ne nous émeut pas ; le romancier nous attendrit. La vérité sèche les larmes que l’art avait fait couler. C’est que la vérité pure, c’est une personne seule, et, qui pis est, un auteur, c’est-à-dire encore une vanité. L’art au contraire, c’est cette partie élevée des sentimens communs aux êtres mortels, c’est ce qu’il y a de général dans l’individu et d’humanité dans l’homme. Voilà ce qui s’évanouit dans ces froides analyses. Soyons juste cependant pour les Mémoires d’Outre-Tombe : il est possible d’imaginer une combinaison plus triste encore. C’est quand l’auteur qui vient ainsi dépecer, disséquer après coup ses plus belles inspirations a non-seulement vieilli, nais s’est dépravé, quand il n’a pas perdu seulement le sens du beau, mais le sens du bien, quand des compagnies singulières, remuées dans les bas-fonds de la société, ont meublé son imagination d’idées choquantes ; alors, non content de décrire minutieusement, il dégradera la vérité. À l’Elvire de sa jeunesse il substituera une matérialiste pédante, plus inquiète de sa santé que de sa pudeur, et vertueuse par ordonnance de médecin. Quel désenchantement ! quel dégoût ! C’est l’histoire de la fable dépouillée seulement de la grace antique. La lampe fatale fait pour jamais envoler l’amour.

Nous n’aurions pas si longuement insisté sur ces considérations, si elles ne nous faisaient découvrir dès les premières pages le trait saillant de tout le livre, et, qui pis est, de la personne entière, la prédominance des pensées égoïstes sur toute autre considération. Si M. de Chateaubriand avait tenu moins de place à ses propres yeux et dans son propre cœur, il ne se serait pas mis lui-même, et avec lui tous les objets de ses affections, dans cette lumière fâcheuse. Le moindre sentiment profond et désintéressé aurait eu plus de pudeur. Le public est