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aussi une littérature où il avait brillé, et dont il était l’un des représentans. M. de Balzac représentait cette littérature dans ses tendances, dans ses ambitions, dans ses écarts, dans ses âpres passions, et, au milieu de ce désordre, il apportait des qualités vives et propres, de nature à le faire reconnaître entre tous. Son originalité était parfois un mélange bizarre d’élémens de toute sorte, mais elle existait. M. de Balzac avait eu plus d’esprit que beaucoup des co-partageans de sa royauté chimérique il n’avait guère fait parler de lui depuis deux ans ; il s’était réfugié dans une sorte de silence qu’il ne rompait, il y a quelques mois, que pour protester contre une reprise de son drame de Vautrin faite à son insu. Peu de vies littéraires ont été plus laborieuses, plus irrégulières, plus remuées et plus remuantes, peut-on ajouter, que celle de M. de Balzac. La maturité du talent avait eu peine à se dégager en lui ; elle sort victorieuse de la lutte vers 1830, à dater de la Peau de Chagrin, et c’est là que commence la création quelque peu ambitieuse de ce monde par lequel l’auteur ne vise à rien moins qu’à supplanter le véritable monde. N’avez-vous point connu les Vandenesse, les Rastignac, les Montriveau, les Maxime de Trailles, et Mme de Nucingen, Mme de Beauséant, Mme Firmiani, Mme de Langeais ? Ce qui dominait surtout chez M. de Balzac, c’était la faculté d’observation, et c’est par là qu’il a été supérieur à la plupart des romanciers contemporains. C’était vraiment une rare nature d’observateur, qui excellait parfois à pénétrer sous tous les voiles, à fouiller tous les replis du cœur humain, à analyser un caractère, à mettre à nu les mobiles les plus secrets et les plus inavoués. L’observation semble avoir été une véritable passion pour l’auteur de la Femme de trente ans ; il s’en enivrait, et finissait, je pense bien, par croire à la parfaite réalité de ses inventions, après les avoir péniblement coordonnées. Cette qualité merveilleuse suffit sans doute pour donner un intérêt profond ou piquant à quelques-unsdes contes de M. de Balzac ; elle ne supplée point, par malheur, à toutes les autres qui lui ont manqué. On a prononcé au sujet de l’auteur du Père Goriot les noms de Shakspeare et de Molière : cela est consolant, en vérité, pour ceux qui se croient intérieurement fort au-dessus de M. de Balzac ! Je ne m’amuserai point à énumérer les raisons pour lesquelles le romancier contemporain n’est ni un Shakspeare ni un Molière. Un trait seulement me frappe : c’est, chez les grands auteurs de Hamlet et du Misanthrope ; l’abondance naturelle du génie qui s’ignore ; c’est cette sorte de spontanéité féconde, cette sorte de candeur ingénue avec laquelle ils laissent échapper des œuvres qui, sans qu’ils y songent, composent un monde idéal et puissant, reflet magnifique de la vie humaine. Le peintre de la vie moderne vise au même but, mais il y vise, si je puis ainsi parler, artificiellement. Il veut, lui aussi, reproduire un monde, une société tout entière ; mais, pour vous bien persuader que c’est là en effet une société vivante et réelle, il aura recours à des combinaisons qui ne font que détruire toute illusion en laissant percer la prétention de l’écrivain. Il reproduira les mêmes personnages, il vous décrira lui même, s’il le faut, le mécanisme de son œuvre. La préface de la Comédie humaine, où M. de Balzac cherche à lier par une pensées commune les diverses portions de ce qu’il considérait comme son édifice, n’inspire guère qu’une idée, celle d’une vaste ambition aboutissant à des résultats en réalité peu gigantesques, s’il est permis