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« La vache blanche et le taureau noir allaient côte à côte, si lentement, qu’ils pouvaient brouter les pousses nouvelles aux deux revers du chemin, et le bruit de leurs pas sur les pierres du sentier retentissait dans le cœur de Génoffa comme de la musique. Il lui semblait que tous les arbres étaient couronnés de fleurs, que des oiseaux chantaient sous chaque feuille, et que la brise de mer avait l’odeur de l’encens[1].

« La dangereuse rencontre se renouvela plusieurs fois ; à chaque entrevue, l’enchantement de Génoffa grandissait, si bien qu’elle ne voulait plus que ce que voulait l’étranger, et qu’un soir la vache blanche revint seule au château puissant sa maîtresse était restée avec le cavalier inconnu.

« Le seigneur de l’île de Rozan se mit aussitôt à leur poursuite à la tête de ses soldats. Tous tenaient une épée nue de la main droite et un poignard dans la gauche, afin d’être prêts à frapper, car le seigneur avait promis de couvrir avec une pièce d’or chaque tache que ferait sur eux le sang de l’étranger.

« Lorsqu’il le vit venir, celui-ci prit Génoffa dans ses bras, monta sur son taureau noir, qui s’élança dans la mer, et gagna la grotte merveilleuse. Arrivé là, il crut être maître de la jeune fille, mais elle se mit tout à coup à avoir honte et à trembler.

« — Laissez-moi, Spountus[2], dit-elle toute pâle ; j’entends ma mère pleurer entre les planches de sa bière.

« — C’est le bruit du flot contre la falaise, fit observer le cavalier.

« — Écoutez, Spountus, ma mère parle sous la terre bénite.

« — Et que dit-elle, pauvre créature ?

« — Elle dit qu’elle ne veut point donner sa fille, corps et ame, sans allumer les cierges et sans faire chanter les prêtres. — Qu’il lui soit donc accordé ce qu’elle demande, chère ame ; je n’ai jamais méprisé les morts.

« À ces mots, l’inconnu fait un signe, et voilà que prêtres et acolytes surgissent de l’obscurité ; ils entourent le rocher qui s’élève au centre de la grotte, ils le recouvrent d’un tapis de soie damassée et d’une nappe de dentelle ; ils allument les cierges, ils font brûler l’encens, et la cérémonie du mariage commence.

« Au moment où l’union est prononcée, Génoffa pousse un cri, car elle sent que l’anneau d’argent brûle son doigt ; mais il est trop tard ! Spountus a saisi sa main et l’emmène à travers les routes sombres ouvertes au fond de la caverne. Le cœur de la jeune païenne frissonne et devient froid. Elle se serre contre l’inconnu, qui est devenu le seigneur de sa vie.

« — Écoutez, Spountus, on dirait que là-bas, au-dessus de notre tête, retentissent des plaintes et des grincemens de rage. — C’est le bruit que font les carriers en minant les pierres de la montagne, ma douce ame. — Cher mari, je sens tomber sur mon visage une pluie de larmes chaudes. — C’est l’eau qui coule du rocher, Génoffa. — Moitié de ma vie, l’air que nous respirons me brûle comme si j’approchais d’une fournaise. — C’est le vent qui vient du cœur

  1. A veoc’h venu bez’ez eamp gant ar cozle-tarv du, etc.
  2. Spountus, surnom donné au démon ; mot à mot l’effroyable
    Avoalc’h, Spountus, émé, droug-livet éné dremm, etc.