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rigueur. Un vieux château avec quelque tour, d’où l’on voit la campagne se dérouler, d’où l’on entend le vent mugir ; une vieille tante qui chantait une romance dont on n’a retenu que quelques paroles ; des aventures de collège où se déploie l’énergie bizarre du caractère : tout cela est indispensable, et tout cela a toujours un certain charme de vérité, parce qu’il n’est personne, même sans être destiné à devenir un grand poète, qui n’en ait quelque chose dans ses souvenirs d’enfance. Mais dans M. de Chateaubriand, pas plus que chez les autres imitateurs de Rousseau, ces petits détails ne nous sont pas donnés au hasard, avec la simple complaisance de tout homme pour ses premières impressions. C’est le secret de sa personne et de son génie dont le grand auteur, à bon droit nous croyant curieux, a la bonté de nous faire confidence. Il faut que nous sachions sous quels cieux le talent a fermenté, puis s’est développé dans son ame. Il faut que nous retrouvions dans le récit de sa vie l’origine des fictions qui nous ont charmés. René, Amélie, le château paternel et les plaines de Bretagne, il faut nous donner la réalité de tous ces rêves. Ainsi Rousseau s’est montré lui-même voguant à la dérive sur ce lac délicieux dont Julie doit troubler les ondes. Ainsi M. de Lamartine, aujourd’hui procédant à cette analyse avec l’exactitude méritoire d’un notaire, nous aura bientôt donné, dans son édition nouvelle, le certificat de provenance de chacune de ses Méditations poétiques.

Eh bien ! nous demandons pardon à de si grands connaisseurs, mais nous persistons à croire qu’il n’y a rien de plus contraire au véritable sentiment de l’art, ni de plus funeste à ses monumens, que cette décomposition posthume qu’on leur fait subir. Il y a là je ne sais quelle violation d’une sorte de pudeur poétique qui instinctivement fait mal, et la réflexion ensuite n’a pas de peine à découvrir d’où provient ce premier mouvement de déplaisir involontaire.

Il s’en faut, en effet, que ces créations ravissantes dont l’imagination d’un poète enrichit la nôtre soient une propriété personnelle dont il puisse disposer à son gré. C’est un bien devenu commun entre lui et nous. Elles n’ont pris rang dans la poésie que le jour où, détachées de leur berceau, elles ont volé de leurs ailes légères bien au-dessus de la vie réelle. Essayer de les y ramener pour se mettre en scène à leur place, c’est une profanation égoïste et vaine. Il n’y a rien de si faux, sous une apparence de vérité matérielle, que ces explications prétendues des œuvres poétiques par les accidens, les sentimens personnels de leur auteur. C’est bien dans le passé de sa vie, il est vrai, et dans les impressions dont son ame est le théâtre que le poète va chercher ses premières inspirations ; mais c’est la matière brute, mélangée, d’où, par un feu intérieur, la poésie se dégage. Le talent de l’artiste consiste précisément à détacher de ses impressions propres tout ce qui peut vivre