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comme eux de la société commune. Assez nombreux autrefois pour avoir nécessités des dispositions particulières dans les ordonnances civiles et religieuses de la Bretagne, les kacouss s’étaient long-temps cachés aux lieux les plus solitaires, repoussés par l’église elle-même, qui ne leur permettait d’entendre les offices qu’à la porte du temple, sous les cloches. Quant à leur origine, la tradition était multiple et douteuse : les uns les tenaient pour des Gypsians ou Bohèmes, les autres pour des Juifs lépreux, quelques-uns pour des Sarrazins emmenés captifs à l’époque des croisades. Les ducs de Bretagne leur avaient d’abord interdit l’agriculture et le commerce ; mais, au XVe siècle, voulant diminuer le nombre des mendians, François II leur permit de prendre des fermes avec des baux de trois ans et de faire le trafic du fil ou du chanvre dans les lieux peu fréquentés. Ces nouveaux privilèges ne leur furent accordés qu’à la condition de porter une marque de drap rouge sur leurs vêtemens. Bien que le temps eût fait disparaître toutes ces distinctions, le préjugé populaire avait survécu. Le petit nombre de kacouss dont l’origine était restée visible continuait à vivre à l’écart, séparé de tous par une muraille de mépris. Pour ceux que je venais de voir dans la montagne, cette réprobation n’avait eu d’autre résultat que l’ignorance et la misère. Si l’on disait vrai, j’allais en voir un dont elle paraissait avoir envenimé le cœur et nourri la méchanceté.

Nous trouvâmes Judok devant sa porte, occupé à détordre de vieux bouts de cordage recueillis sur la grève. C’était un petit vieillard très maigre et complètement chauve. Son visage, couleur de brique, était sillonné en tous sens de rides si creusées, que le soleil n’avait pu les brunir jusqu’au fond ; et qu’elles dessinaient sur la peau un dédale de lignes plus blanches qu’on eût pris, au premier aspect, pour un tatouage. La bouche dégarnie était rentrée et sans lèvres, le front fuyant, le nez recourbé ; l’œil avait une mobilité farouche, et la mâchoire inférieure une sorte de tremblement : on eût dit une bête fauve qui mâche à vide.

À ma vue, Judok fit un mouvement de surprise qui ressemblait à de la frayeur. Cependant il ne se leva point, et ses doigts continuèrent à parfiler le chanvre ; mais son regard me suivait avec cette oscillation fiévreuse qui lui semblait habituelle. Guiller s’aperçut de son inquiétude.

— Eh bien ! vous ne m’attendiez pas en si bonne compagnie, vieux fileur de cordes ! dit-il en ricanant.

— Que cherche le gentilhomme sur nos côtes ? demanda Judok dont l’œil ne pouvait me quitter.

— Vous peut-être, dit le meunier.

Le kacouss se leva et laissa tomber la corde qu’il effilait. Je tâchai de le rassurer en lui expliquant que j’avais suivi Guiller pour voir le pays, et que j’attendais le bateau de Salaün à la Pointe du Corbeau. Il parut