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Et comme il vit que le pêcheur allait répliquer : — Au reste, nous nous arrangerons, moi et Beuzec, ajouta-t-il, vu que je vais le retrouver là-bas. Aucun de vous n’a de commission pour Judok-Naufrage ?

Je répondis que je désirais le voir, et que, si la barque pouvait venir me prendre à la Pointe du Corbeau, j’accompagnerais Guiller jusque chez le vieux naufrageur. Salaün parut éprouver quelque répugnance pour cet arrangement, qu’il finit pourtant par accepter. Après avoir pris congé de Dinorah, je partis avec le meunier.

— Monsieur va voir un drôle de païen, dit celui-ci lorsque nous fûmes en route ; dans le pays, on le croit donné au diable, et, à vrai dire, voilà bien long-temps qu’ils vivent en compérage. M’est avis que, si on mettait ses péchés à la file, il y aurait de quoi paver le chemin de Camaret à Crozon. Il a seul fait venir plus de navires à la côte depuis vingt années que tous les vents de suroit[1], et il a promené ses fausses balises et ses feux de tromperie depuis Loquirek jusqu’à Trévignon. – Je demandai si cet odieux métier l’avait enrichi. – C’est à savoir, dit Guiller, Judok vit à la Pointe comme un chercheur de pain[2], mais nul ne pourrait dire si sa pauvreté est un mensonge. Souvent Dieu vous punit du bien mal acquis en vous donnant l’avarice, et alors la richesse ressemble à une maladie intérieure qui vous ronge le cœur.


II. – LE KACOUSS DE LA POINTE DU CORBEAU.

Nous traversions une campagne de plus en plus ravagée. À droite se dressait un encadrement de rochers qui cachait les flots ; à gauche, l’œil se perdait sur une bruyère desséchée : des blocs de quartz blanc perçaient, de loin en loin, le sol dépouillé ; comme des ossemens gigantesques exhumés par le vent de mer ; enfin, au tournant d’un monticule, nous aperçûmes la hutte de Judok. Bâtie dans une fente à la pointe d’une petite crique, elle se confondait presque avec les dentelures de granit du promontoire. Le toit, adossé à un rocher, était couvert d’algues marines retenues par d’énormes galets. La carcasse d’une tête de cheval se dressait à l’une des extrémités, tandis qu’à l’autre pendait une touffe de chanvre. Le meunier me la fit remarquer - C’est son enseigne d’autrefois, me dit-il ; le métier de noyeul d’hommes n’était que pour les grands jours ; d’ordinaire il écorchait les bêtes mortes et filait des cordes. Aussi les vieux du pays ne le considèrent pas comme chrétien, et disent que c’est un kacouss.

J’avais déjà rencontré dans l’Arhès quelques restes de cette caste maudite, livrée aux mêmes industries que les parias de l’Inde et rejetée

  1. Sud-ouest
  2. Klasker bara, mendiant.