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mais bientôt Dinorah parut. Elle portait la quenouille de roseau passé à sa ceinture et tournait le fuseau en marchant, son tablier relevé se gonflait des grains de rebut que rejette le vanneur. Je la vis monter la petite colline qui aboutissait au rocher où je m’étais assis. Arrivée au sommet, elle regarda autour d’elle, leva la main comme si elle eût appelé aux quatre coins du ciel, et se.mit à répéter je ne sais quel chant sans paroles et sans rhythme. Presque aussitôt des gazouillemens lui répondirent, et une douzaine d’oiseaux s’élancèrent pour recevoir d’elle la pâture. Je voyais la jeune fille, dont la silhouette se découpait sur l’azur du ciel, semer le grain en chantant à demi-voix, tandis que les bouvreuils, les roitelets et les rouges-gorges, voletant alentour, l’enveloppaient dans leurs évolutions aériennes. Le tout, éclairé par les clartés du soir, formait un tableau rustique et charmant ; on eût dit une de ces idylles en quelques vers telles que nous en a laissé la poésie sicilienne. Je voulus rejoindre la petite sainte, mais elle m’arrêta par un geste.

— Si monsieur approche, les oiselets vont partir, dit-elle en me les montrant qui tournaient déjà la tête d’un air inquiet et qui gonflaient leurs ailes.

Je lui demandai comment elle avait pu les apprivoiser.

— Comme toutes les créatures du bon Dieu, en leur montrant que je les aimais. Quand l’hiver vient et que la terre est gelée, je leur jette la graine sur le seuil, et, dans le temps des fleurs, ils s’en souviennent.

En ce moment, le meunier et Salaün reparurent ; le premier appela son cheval, qui jeta un regard de regret mélancolique sur les gazons marins, mais se résigna à obéir. À leur approche, les oiseaux de Dinorah s’envolèrent.

— Voilà encore la petite sainte qui fait l’aumône aux mendians de l’air, dit Guiller en nous rejoignant ; aurait-elle parmi eux quelque messager qui lui apporte des nouvelles de sa marraine ?

— Pourquoi non ? répliqua Salaün en souriant ; si nos pères n’ont pas menti, il y a des oiseaux qui connaissent les routes dans la mer d’en haut, et qui peuvent porter une lettre aux bienheureux du paradis.

— C’est donc le contraire de mon cheval, reprit le meunier, car il porte, de ce pas, de la mouture à un damné de l’enfer.

— Vous allez à la Pointe du Corbeau ? demanda Salaün.

— Voir si le père du mal n’a pas encore emporté le vieux Judok-Naufrage.

Ce dernier nom me frappa : de récentes recherches faites aux archives judiciaires de la marine me l’avaient fait rencontrer, et je me souvins alors avoir oui dire que celui qui le portait devait habiter encore quelque point de nos côtes bretonnes. Mes questions à Salaün et au meunier dissipèrent bientôt tous mes doutes. Le gabarier de la Pointe-du-Corbeau