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à demi effacé ; toutes les autres se voient parfaitement pourvu qu’on se place à une distance convenable. La porte percée sous la table par les dominicains, aujourd’hui condamnée et murée, et, qui a coupé les jambes du Christ, n’a troublé en rien la grandeur, la sérénité, la clarté de la composition. Léonard s’est efforcé de prêter à chaque tête une expression individuelle, et sa volonté s’est pleinement réalisée. Pour ceux qui ont étudié avec attention le Nouveau Testament et qui ont comparé l’un avec l’autre les quatre évangélistes, c’est un travail curieux de suivre la pensée de Léonard dans ses moindres détails. L’auteur, en effet, ne s’est pas contenté de varier l’expression des physionomies, le sens des attitudes, selon le caractère que la tradition chrétienne prête à chaque personnage : il a voulu marquer la parenté des apôtres entre eux ou des apôtres avec le Christ ; en un mot, il n’a rien négligé pour épuiser toutes les données secondaires dont se compose la donnée principale. Ce qui frappe d’abord le spectateur dans cette admirable peinture, c’est la tête du Christ empreinte d’une divine charité, d’une résignation sublime. Il suffit de la regarder pendant quelques minutes pour estimer à sa juste valeur l’anecdote racontée par Vasari. Le biographe toscan assure que Léonard, désespérant de trouver sur la terre le type de la beauté divine incarnée dans la forme humaine, laissa le Christ inachevé. Or, le Christ de Sainte-Marie-des-Graces est aussi complètement achevé que les douze apôtres ; et nous possédons sur cette tête un document qui, nous manque pour les autres. J’ai vu dans la galerie de Brera une étude au pastel qui a servi de modèle pour le Christ. On aime à comparer cette étude, à la tête peinte sur la muraille. Le pastel a quelque chose de maladif. On sent que le modèle transcrit littéralement ne suffirait pas à la tradition évangélique. La tradition dit en effet que le Christ, même à sa dernière heure, gardait encore une beauté divine, et le pastel de Brera ne satisfait pas à cette condition ; mais Léonard, avec un art merveilleux, a su interpréter, agrandir, embellir son modèle, si bien que le pastel se retrouve tout entier dans le réfectoire de Sainte-Marie, et qu’il a cependant perdu, comme par enchantement, son expression maladive. Je ne crois pas que Léonard ait peint séparément toutes les têtes de la Cène après les avoir dessinées au pastel. Quel que fût son désir de bien faire il est évident qu’il aurait usé son ardeur dans ce double travail, et n’aurait abordé qu’avec dégoût son œuvre définitive ; mais je crois très volontiers à l’authenticité du pastel conservé dans la galerie de Brera, et je regrette bien vivement que les apôtres dessinés de la même manière, et vus à Rome par Angelica Kauffmann, aient quitté l’Italie pour passer en Angleterre.

Il n’y a pas, dans la Cène de Léonard, une seule tête dont l’expression soit livrée au hasard, dont les traits soient assemblés d’après le