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aux récits de saint Marc et de saint Luc, comparés aux récits de saint Matthieu et de saint Jean, ils sont vraiment insignifians.

Cependant les détails mêmes fournis par l’Evangile de saint Jean sont loin de rendre plus facile la tache du peintre qui se propose de représenter la cène. Il. y a en effet dans le récit de saint Jean, si attendrissant et si animé, plusieurs élémens dont le peintre doit renoncer à faire usage. Qu’il nous suffise de mentionner le lavement de pieds, symbole touchant de charité, d’égalité fraternelle, qui troublerait l’unité de la composition. Plus je réfléchis et plus je me confirme dans la pensée que la cène est un des sujets les plus épineux que présente l’histoire de la religion chrétienne. Pour le prouver d’une façon évidente, il est inutile de recourir à l’érudition, de citer les efforts de Domenico Ghirlandajo, le maître de Michel-Ange, d’André del Sarto, de Raphaël. Le maître de Michel-Ange n’avait pas en lui-même de quoi concevoir toute l’importance, toute la grandeur d’un tel sujet. André del Sarto, excellent quand il s’agissait d’exprimer des idées simples, se trouvait embarrassé toutes les fois qu’il fallait rendre une idée complexe. Or, si la cène ou l’institution de l’eucharistie se résume d’une manière générale dans l’idée de la charité, l’expression variée des physionomies qu’il faut donner aux douze apôtres présente à l’imagination une série de problèmes difficiles à résoudre, et André n’était pas de force à triompher de tels obstacles. Quant à Raphaël, son exemple ne saurait avoir un grand poids dans la discussion malgré la grandeur de son nom, car il n’est permis qu’à l’ignorance la plus profonde de réunir dans une commune admiration les stances et les loges. Tous ceux en effet qui ont pris la peine d’étudier l’histoire de la peinture savent que les loges n’ont été pour Raphaël qu’une affaire de pure décoration. Il demeure établi que, des cinquante-deux compositions qui ornent cette élégante galerie, la première seulement, la Création, a été peinte de la main du maître ; l’exécution du reste a été livrée à ses élèves. Or, la Cène fait partie des loges, et, si Raphaël a donné le dessin des cinquante-deux compositions, il est impossible de croire qu’il ait attaché à la décoration de cette galerie la même importance qu’aux chambres du Vatican. L’École d’Athènes et l’Incendie du Borgo, l’Héliodore et la Dispute du saint-sacrement occupaient dans la pensée de Raphaël une tout autre place que la décoration des loges et la part personnelle qu’il a prise aux peintures des stances le démontre surabondamment.


Un seul mot, selon moi, suffit à caractériser dignement la Cène de Léonard : c’est l’effort suprême du génie humain. Et, pour accepter cette affirmation, il suffit de passer quelques matinées dans le réfectoire de Sainte-Marie-des-G races, car, sur treize têtes, trois seulement, les trois dernières, placées à droite du spectateur, sont à l’état de pastel