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donc très bien la colère de Léonard, et, sans vouloir garantir comme authentique la menace que Giraldi Cintio lui attribue, je la concevrais, je l’avoue, comme une espièglerie très excusable.

Quelle que soit d’ailleurs la vérité de cette anecdote, il est certain que Léonard n’a pas employé moins de trois ans à peindre la Cène de Sainte-Marie-des-Graces, et, bien qu’il se contentât difficilement, comme il avait la main très exercée, nous ne pouvons pas supposer qu’il ait consacré trois années entières à peindre le Christ et les apôtres ; il faut donc admettre de toute nécessité que la meilleure partie de son temps a été dévolue à la réflexion. Avant de quitter Florence, il avait vu bien souvent, il avait admiré sans doute la Céne de Giotto, placée aujourd’hui dans l’église déserte de San-Miniato. Cette composition avait dû être pour lui le sujet d’une étude assidue ; car, si la forme proprement dite, si l’exactitude et la prévision du dessin laissent beaucoup à désirer dans la Cène de San-Miniato, on ne peut nier que cette composition ne soit vraiment sublime par la naïveté des attitudes, par l’expression énergique des physionomies. La sérénité majestueuse et attentive de l’homme-Dieu, l’étonnement et la colère qui se peignent sur le visage des apôtres, la confusion de Judas et la douleur de saint Jean penché sur l’épaule du Christ rangent l’œuvre de Giotto parmi les monumens les plus importans de l’art moderne. Si la science du dessin a fait, depuis Giotto jusqu’à Raphaël, d’immenses progrès, il est certain que Giotto a bien rarement été surpassé dans l’expression des sentimens religieux. Les plus belles œuvres de fra Angelico n’effacent pas la Cène dont je parle. La Vierge au pied de la Croix, peinte dans le réfectoire du couvent de Saint-Marc, à Florence, si éloquente dans sa douleur, si justement, si universellement admirée, n’éveille pas dans l’ame du spectateur une sympathie plus vive, une émotion plus poignante que le saint Jean de San-Miniato. Je crois donc que Léonard, avant de se mettre à l’œuvre, a dû penser long-temps à la Cène de Giotto.

Mais le souvenir de Giotto n’était pas fait pour effrayer Léonard. S’il pouvait craindre en effet de ne pas surpasser l’élève de Cimabuë sous le rapport de l’expression, il était sûr de le surpasser, de l’effacer par la science, par la précision, par la construction savante de chaque figure, par le jet majestueux des draperies, par l’exécution des détails accessoires, par la distribution de la lumière et à moins d’être aveugle, il faut avouer que son espérance n’a pas été trompée. Léonard, comme Giotto, ayant à choisir entre les récits de la cène présentés par les quatre évangélistes, a sagement donné la préférence à saint Jean. Le récit de saint Matthieu n’est pas moins développé que celui de saint Jean ; mais il est beaucoup moins pathétique, et je conçois très bien que Giotto et Léonard aient préféré saint Jean à saint Matthieu. Quant