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Bandelli, irrité de voir Léonard passer des matinées entières sans prendre le pinceau, dans le réfectoire de.Sainte-Marie-des-Graces résolut de porter plainte au duc de Milan et que Lodovico Sforza, après l’avoir écouté, appela Léonard et lui parla des doléances du prieur. Léonard, sûr de trouver dans le duc un auditeur attentif et intelligent, lui expliqua sans peine que son travail le plus difficile n’était pas le maniement : du pinceau, mais la conception complète et précise de qu’il voulait peindre. Le duc entendit Léonard à demi-mot, et, s’il fallait en croire Giraldi Cintio, Léonard aurait menacé le prieur de se venger de ses importunités en le prenant pour modèle de Judas Iscariote. Je n’examine pas si la dernière partie de cette anecdote est parfaitement authentique. Que Lodovico Sforza ait ri ou non en écoutant cette menace digne d’un écolier, que l’histoire manuscrite du couvent de Sainte-Marie-des-Graces, consultée par Amoretti, nous représente le père Bandelli comme un vieillard vénérable, doué d’une physionomie imposante qui n’aurait jamais pu servir de modèle à Judas Iscariote, ce sont là des points sans importance et que je ne veux pas m’arrêter à discuter. Lors même que la seconde partie de l’anecdote serait une pure espièglerie de Giraldi Cintio, transcrite sans examen par Vasari, la première partie demeurerait encore très probable, car elle s’accorde merveilleusement avec le caractère et les habitudes de Léonard. La mauvaise humeur du père Bandelli, en présence de la rêverie qu’il prenait pour de la paresse, n’est certainement pas un conte fait à plaisir, car nous voyons chaque jour autour de nous ; sous nos yeux, se répéter cette guerre éternelle d’ignorance contre le savoir. Tout travail qui ne se révèle pas par un signe visible, par la forme, la couleur ou la parole, est, pour la foule, un travail purement imaginaire. Penser sans modeler, sans peindre ou sans écrire, c’est, aux yeux de la foule, se croiser les bras. Le type du père Bandelli se multiplie à l’infini, et l’on ne peut faire un pas sans entendre parler, avec une pitié dédaigneuse, des hommes qui gaspillent leur vie en vaines rêveries, — avec une admiration burlesque, un enthousiasme vraiment comique, de ces ouvriers toujours prêts, toujours empressés, qui ne prennent jamais la peine d’attendre la pensée, qui mettent leur gloire et leur habileté à s’en passer. À l’exemple du père Bandelli, la foule ne s’inquiète guère : de la valeur et de la durée des œuvres. Pour la foule l’improvisation est la preuve la plus éclatante, la plus certaine que l’artiste, peintre, statuaire ou poète, puisse donner de son savoir et de sa puissance. Songer avant de se mettre à l’œuvre, hésiter, délibérer avant de prendre le pinceau, l’ébauchoir ou la plume, c’est avouer sa faiblesse, c’est confesser son inexpérience, son inhabileté. Or, cette accusation, lorsqu’elle s’adresse à des hommes qui ont la conscience de leur force et de leur savoir, doit exciter en eux une légitime impatience. Je comprends