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de fraîcheur et de jeunesse que les fresques de Raphaël et de Michel-Ange. Tandis que l’École d’Athènes et le Jugement dernier semblent nés d’hier, tant les couleurs sont vives, tant il est facile d’embrasser d’un regard l’ensemble de la composition, tant l’œil suit avec bonheur et sans effort les moindres détails de la pensée, la Cène de Sainte-Marie-des-Graces est aujourd’hui et depuis long-temps bien malade ; cependant, je dois le dire, l’état fâcheux de cette peinture murale a été fort exagéré par la plupart des écrivains qui en ont parlé, les uns après l’avoir régardée en passant, les autres sans l’avoir jamais vue. Pendant mon séjour à Milan, j’ai souvent étudié la Cène de Léonard, et je ne puis me ranger à l’avis généralement accrédité. Il n’est pas vrai, comme on le répète dans toutes les langues de l’Europe, que la Cène n’offre plus aux regards qu’une ruine confuse. Pour parler en ces termes, il faut n’avoir pas pris la peine d’étudier cette œuvre considérable pendant un quart d’heure. Si l’on gravit, en effet, les degrés du plancher établi devant la Cène, si l’on se place à quelques pieds de distance pour la regarder, non-seulement il est impossible d’embrasser l’ensemble de la composition, mais encore les détails échappent à l’œil le plus attentif. Si l’on s’éloigne, si, docile aux conseils du bon sens, on se place à la distance que l’auteur lui-même devait souhaiter pour l’étude de son œuvre, on ne tarde pas à saisir l’ensemble, qui d’abord se dérobait au regard, et les détails mêmes de chaque tête se révèlent peu à peu avec une entière évidence. Il n’est donc pas vrai que la Cène soit complètement perdue : c’est une de ces phrases banales qui passent de bouche en bouche sans être vérifiées par personne, et sont acceptées comme articles de foi. Amoretti est le seul qui dise sincèrement ce qu’il a vu, et dont le témoignage s’accorde avec la vérité. L’état déplorable où se trouve la Cène doit être attribué à trois causes très diverses. En premier lieu, cette peinture murale, qu’on est habitué à regarder comme une fresque, est une peinture à l’huile, et Léonard dans son désir de bien faire, n’a pas voulu s’en tenir aux traditions consacrées par une longue expérience : il a inventé, pour son usage, des mélanges d’huiles que personne n’avait encore éprouvés, et dont l’épreuve s’est faite à ses dépens, et, je puis ajouter, aux dépens de la postérité. En second lieu, ce que le temps et le travail intérieur des substances employées par Léonard avaient commencé, la main d’un peintre ignorant s’est chargée de le continuer. En 1726, cent vingt-neuf ans après l’achèvement de cette œuvre, Bellotti offrit aux dominicains de Sainte-Marie-des-Graces de rajeunir, de réssusciter la Cène, de la rendre à sa première fraîcheur, et les dominicains, abusés par cette promesse et par quelques épreuves partielles, lui confièrent imprudemment la muraille de leur réfectoire. La promesse de Bellotti sembla d’abord accomplie, et la couleur reparut comme par enchantement ; mais bientôt les rides