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est précisément un tableau carré, et, d’après les documens que nous possédons, rien n’obligeait Léonard à choisir cette forme ingrate. Il nous est donc impossible de deviner pourquoi l’auteur, qui avait si mûrement réfléchi sur toutes les conditions scientifiques de son art, a choisi une forme si contraire à toutes les traditions de la peinture. En second lieu, et cette observation est, à nos yeux, beaucoup plus grave que la première, dans cette composition si admirable d’ailleurs quant aux personnages principaux, Léonard a beaucoup trop multiplié les détails. Personnages accessoires, fabriques, paysage, tout est traité avec le même soin, la même diligence, si bien que l’œil se promène avec bonheur, mais sans prédilection, sur toutes les parties de la toile. Je sais que cette objection, qui frappe tous les yeux n’a pas toute l’importance que je lui attribue, si l’on veut tenir compte de l’état de la peinture. Je sais que l’achèvement définitif de la composition aurait nécessairement modifié la valeur relative des personnages accessoires, des fabriques et du paysage. Cependant, tout en tenant compte de cette modification dont la probabilité ne peut être contestée par personne, il est certain que ces détails, même éteints ou atténués par l’exécution, auraient encore trop d’importance. Quoi qu’on puisse dire, quoi qu’on puisse conjecturer, il est hors de doute que l’Adoration des Mages, exécutée selon l’ébauche que nous connaissons, n’aurait jamais eu l’unité d’effet qui doit appartenir à toutes les œuvres de la pensée scientifique ou poétique. On aura beau dire, éteints ou atténués, ces détails, si vrais en eux-mêmes, feront toujours un tort immense aux personnages principaux, aux personnages dont se compose l’action que le peintre a voulu représenter. Cependant je ne voudrais pas laisser croire que mon admiration soit entamée par les réserves que je soumets à tous les esprits éclairés. Si je blâme le nombre et l’importance des détails, je ne méconnais pas la valeur et la vérité des personnages qui représentent la scène choisie par Léonard. Le Christ est d’une beauté divine. La Vierge exprime avec une adorable précision la pudeur et la fierté. Le saint Joseph résume dans sa physionomie toutes les conditions indiquées par l’Évangile, et quoique ces conditions, d’après les données purement humaines, soient difficiles à concevoir, j’avouerai cependant que Léonard les a parfaitement traduites. Le saint Joseph, dans le tableau qui nous occupe, exprime très bien l’étonnement et le respect. Quant aux rois mages, il est difficile, sinon impossible de les concevoir sans une forme à la fois plus imposante et plus soumise, plus majestueuse et plus pieuse. Pourquoi ce tableau, si admirablement ébauché, n’a-t-il pas été achevé ? A cet égard, les biographes nous laissent dans l’ignorance la plus absolue. Léonard, après avoir ébauché son œuvre, a-t-il senti la nécessité de la modifier ? ou bien, appelé à Milan par le duc Lodovico Sforza, a-t-il renoncé à l’achever ?