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Cependant Mme Léeman n’admettait pas qu’on se divertit sans elle, et lorsque dans la journée il se présentait quelque occasion de sortir pour la jeune fille et pour Nicolas, elle les faisait toujours accompagner par Florimond. Ce dernier, usé par les excès de toutes sortes, était d’une compagnie assez morne, mais n’avait rien d’hostile à l’attachement des deux amans. Il les suivait comme un chien de berger, sans interrompre leurs tendres entretiens. Un jour, Nicolas s’était chargé d’acheter pour la mère des graines et des oignons de fleurs. Elle était, nous l’avons dit, du Brabant et curieuse de tulipes. Sara et lui partirent pour le quai aux Fleurs et furent si long-temps à fixer leur choix, que Florimond, fort ennuyé, se décida à entrer dans un cabaret d’où il les suivait des yeux. Quand il revint, il se tenait à peine sur ses jambes. Sara lui dit de se charger du sac de graines, et, pendant qu’il cherchait à l’affermir sur ses épaules, elle écrivit au crayon un billet pour sa mère, dans lequel elle lui disait que Florimond était tellement gris, que, voulant aller à la promenade, Nicolas et elle s’étaient f’ait conscience de l’y entraîner. Florimond partit avec ce billet, qu’il ne lut pas.

« Si nous allions au spectacle ! » dit gaiement Sara. Nicolas jeta les yeux sur elle. Elle était fort joliment coiffée d’un chapeau à l’anglaise et d’un casaquin de taffetas à reflets changeans. L’heure du spectacle étant encore éloignée, ils prirent par le plus long. Nicolas conduisit la jeune fille le long des quais jusqu’à l’île Saint-Louis, qu’il affectionnait particulièrement, comme on sait, dans ses promenades solitaires. La vue en était charmante alors, parce qu’on y découvrait d’un côté la campagne, et de l’autre le magnifique aspect des deux bras de la Seine, de la vieille cathédrale et de l’Hôtel-de-Ville ; le Mail et la Râpée, s’étendant à droite et à gauche, bordés au loin de guinguettes aux berceaux verdoyans, présentaient aussi un spectacle fort animé. Nicolas avait encore une pensée : c’était de faire voir à Sara les pierres du quai sur lesquelles il avait gravé le chiffre, mystique : AD. AD. (Adeline adorée), à l’époque où il venait dans ces lieux même exhaler les plaintes d’un amour sans espoir. Tout était changé. Les deux amans gravèrent tour à tour sous ces chiffres à demi effacée les initiales réelles de leurs noms, et ne quittèrent l’île qu’après avoir vu le soleil descendu derrière les tours énormes du petit Châtelet. Ils remontèrent par la place Maubert, la rue Saint-Séverin, la rue Saint-André-des-Arcs et de la Comédie[1], pour arriver à ce même théâtre encore plein pour Nicolas des souvenirs de la belle Guéant. Chemin faisant, il racontait avec larmes cette histoire de sa jeunesse, et

  1. Nicolas Restif a conservé ces détails minutieux pour marquer plus vivement son dernier jour de bonheur et d’illusions.