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que me dévorer ! » et il était un peu comme la jeune fille qui ne trouve rien à dire, tant elle a peur de ne pas briller. C’est là certainement ce que donnait à entendre Jeffrey dans son appréciation de Campbell ; c’était là aussi l’opinion de Walter Scott, et peut-être avait-il mis le doigt sur une des causes principales de cette maladie, quand il disait à un ami commun : « Le fait est que Campbell est un épouvantail pour lui-même ; l’éclat de ses premiers succès tend à paralyser chez lui tout nouvel effort : il a peur de l’ombre que jette devant lui sa propre renommée. »

Cela touche à des questions bien graves. Depuis long-temps on parle beaucoup des encouragemens à donner aux beaux-arts, à la peinture, à la poésie dramatique ; peut-être nous apercevrons-nous enfin que le meilleur moyen d’encourager les arts ; c’est de ne point encourager les artistes. Le génie tout d’abord n’a droit à rien. Je ne trouve pas mauvais qu’un jeune homme refuse de s’adonner aux professions rétribuées, parce qu’il se croit capable de faire mieux ; mais, comme l’artiste n’est utile que s’il est un homme supérieur, il n’est pas mauvais non plus de lui rappeler que, puisqu’il a dédaigné de se consacrer à la satisfaction des besoins reconnus, c’est à lui de livrer sa bataille et de faire ses preuves. Un génie en germe peut ainsi être étouffé, dira-t-on. Voe victis ! Un génie qui ne peut pas parvenir est un mal mille fois moindre qu’un être qui a des prétentions sans aptitudes. S’il avait en lui l’étoffe du génie, c’est qu’il était arrivé avant les autres au point où les autres doivent arriver. Ce qu’il n’a pas fait, un autre le fera. D’ailleurs la première chose nécessaire pour le former, c’est qu’il soit abreuvé de dépit, afin que le dépit finisse par s’user en lui ; c’es qu’il lutte sans succès d’abord, afin qu’il s’efforce d’acquérir et qu’en même temps il apprenne à se soumettre aux volontés de la nécessité souveraine ; c’est qu’enfin il soit long-temps condamné à se voir dédaigné, tandis qu’il se croit digne d’admiration, afin qu’il arrive ainsi à dédaigner les joies de l’approbation d’autrui, à n’en pas faire le but de ses efforts, à vivre en vue d’être honnête et consciencieux, et non de se faire admirer. Le mépris de l’opinion générale, tel est le premier degré de l’initiation. Le génie ne visite que l’esprit libre, et l’esprit n’est libre que quand il a cessé de craindre. Tant qu’on a pour but la gloire, au lieu de sentir et de s’interroger soi-même, on interroge le goût général. Du même coup c’est la paralysie, comme c’est le mensonge et la banalité. Et voilà où conduisent les encouragemens ; car avec eux, si on peut développer le désir de produire, de bien dire n’importe quoi, on ne peut pas donner ce qui fait le vrai talent, à savoir l’individualité qui a quelque chose à dire, chez qui s’engendrent d’irrésistibles êtres qui ont besoin de venir au monde ; bien plus, avec des encouragemens on l’empêche de se développer. « Pour avoir la foi, a dit Luther, commence