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beautés, beaucoup de sentiment et d’imagination. La conclusion est exquise de pathétique, et l’œuvre entière est nuancée de ces teintes douces et aériennes de pureté et de vérité qui sont un ravissement pour tous les esprits capables d’apprécier toutes ces choses… Mais vous avez aussi des défauts pour lesquels vous devez être grondé. Tout d’abord, l’ouvrage est trop court, non-seulement pour le plaisir du lecteur, mais encore pour le développement de la fable. Il y a des lacunes qui ne permettent pas aux scènes de produire tout leur effet. Il semble même que vous ayez fait de grandes coupures, et que les fragmens conservés n’aient été qu’imparfaitement ressoudés… Vos plus dangereuses erreurs cependant, ce sont vos fautes de diction. Il reste beaucoup d’obscurité dans certains passages, et dans d’autres l’expression est contrainte et peu naturelle ; on y sent l’effort pénible du travail. Le métal a été battu par endroits jusqu’à perdre sa ductilité.

« Ce ne sont là que de légères taches ; mais, comme le premier sot pourra les découvrir, les niais les verront quand on les leur aura montrées. Je souhaiterais que vous eussiez le courage de les corriger, ou plutôt de les éviter. Votre timidité, votre goût trop difficile, ou quelque autre maligne qualité, vous empêchent de nous donner vos conceptions telles qu’elles se présentent, avec tout leur éclat et toute leur hardiesse. Il faut que vous les polissiez, que vous les raffiniez, que vous les tempériez, jusqu’à ce que les coups de ciseau leur aient enlevé la moitié de leur grandeur et de leur caractère. Croyez-moi, mon cher Campbell, le monde ne saura jamais combien vous êtes grand et original comme poète, tant que vous n’aurez pas jeté devant lui quelques-unes des perles brutes de votre imagination. Écrivez une ou deux choses sans songer à la publication ou à ce que l’on en pensera, et faites-les-moi voir, à moi au moins, si vous ne voulez pas les aventurer plus au large. Je serais plus mauvais prophète que je ne l’ai jamais été de ma vie, si elles ne sont pas deux fois plus hautes de taille que tous vos enfans en grand costume. »

Jeffrey avait frappé juste, et sa critique ne s’applique pas seulement à Gertrude même dans les pièces les plus courtes et les plus complètes de Campbell, il y a quelque chose d’écourté ; les élémens qui les composent s’accordent bien entre eux, ils sont bien des fragmens d’un même ensemble, seulement il manque à l’ensemble quelques-uns de ses membres nécessaires : on s’aperçoit que le poète n’a pas tout dit. Il entendait en lui une harmonie, un accord de plusieurs voix ; mais il s’est tellement fatigué à noter certaines parties du concert, qu’il en a oublié d’autres ; pour lui, chaque partie notée produisait l’effet désiré, parce qu’elle était accompagnée par les sous-entendus : pour le lecteur, les sous-entendus n’existent pas, et l’ensemble des voix paraît maigre.

Campbell travaillait et retravaillait sans cesse, tous ses contemporains l’affirment ; la production pour lui était pénible, si pénible que sa vie ressemble à un long martyre : il la passa à vouloir écrire et à ne pas le pouvoir. Pendant les neuf années qui avaient précédé l’apparition de Gertrude, sa correspondance nous le montre sans cesse en recherche d’un sujet : tantôt formant des projets pour ne pas les réaliser,