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son δημοσ et son aristocratie, ses masses et ses supériorités. Il faudrait donc reconnaître qu’il existe deux espèces d’hommes supérieurs : les uns dont le mérite consiste à énoncer plus complètement que personne les idées et les tendances du jour, à posséder plus que d’autres la faculté de traduire en actes ou en paroles tout ce qui est déjà né et qui cherche le moyen de se formuler à la fois ; les autres, dont la supériorité consiste au contraire à percevoir ce que nul autre n’avait encore perçu, à éprouver de nouvelles craintes et de nouveaux désirs, à se former en un mot des idées, des goûts, des mobiles qui sont en avant de l’époque, qui seront confirmés plus tard par les faits, qui le lendemain rendront mieux compte aux hommes nouveaux de ce que la force des choses les aura amenés à voir et à sentir. Avec cette seule distinction, bien des difficultés s’évanouiraient. Nous n’aurions plus de peine à nous expliquer les morts qui vieillissent et ceux qui restent jeunes. — Dans les célébrités qui subjuguent tout de suite leur époque, nous verrons les organes du jour, les talens qui sont applaudis parce qu’ils viennent donner raison à toutes les opinions et à tous les goûts, bons ou mauvais, de leurs contemporains. Dans les grands hommes de l’autre espèce, nous verrions au contraire les organes du lendemain, ceux qui scandalisent d’abord, mais qui restent, — sans doute parce que ce qui est de Dieu ne passe pas, et que leurs œuvres à eux, étaient l’œuvre de Dieu, la confession honnête et sincère des conceptions et des sentimens qui s’étaient réellement engendrés en eux sous l’influence des réalités de l’univers.

Toutes ces réflexions sont en quelque sorte la préface nécessaire d’une étude critique sur le poète Thomas Campbell. Dans laquelle des deux catégories que j’ai citées faut-il le ranger ? Je crois que l’oracle a déjà prononcé. De son temps, nul écrivain peut-être n’a été reçu avec plus d’enthousiasme. Tandis que Byron était attaqué, tandis que Wordsworth et Coleridge et Southey étaient tournés en ridicule, Thomas Campbell n’a eu qu’à paraître pour être proclamé un génie ; il a été le poète glorifié par la Revue d’Édimbourg ; il a été l’espoir de l’Angleterre ; chacun de ses ouvrages de prose ou de vers a été pour lui l’occasion d’une ovation. Et voilà que maintenant après si peu d’années, c’est à peine déjà si nous pouvons distinguer en lui aucun trait de physionomie individuelle. Dans les transformations qu’a subies son talent depuis ses Plaisirs de l’Espérance jusqu’à Gertrude de Wyoming et aux Lectures, nous ne retrouvons plus que les transformations subies par l’opinion et le goût publics de l’Angleterre, depuis l’époque om parurent les Plaisirs de l’Espérance jusqu’à l’apparition de Gertrude de Wyoming. Au lieu de conduire, nous voyons que Campbell a suivi : comme homme spécial, il n’existe plus.

Cela même toutefois ne fait qu’ajouter à l’intérêt de ses mémoires. Les souvenirs de Campbell sont curieux, parce qu’ils nous permettent