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ce monde illustre par la supériorité de la grace, — devenir, pour aiguiser une phrase, un cadre restreint. Un des écueils, avec de tels personnages si empreints de vive originalité, c’est de décrire, en quelque façon, d’une manière abstraite, quand il faudrait peindre. Un des inconvéniens du genre, c’est de faire la part des choses générales plus grande que la part des choses personnelles et intimes, qui occupe une si large place dans l’existence et dans le génie d’une femme, c’est de ramener tant d’élémens divers à des combinaisons prévues et artificielles. Ne vous attendez-vous point, par exemple, à un parallèle dans un éloge académique ? Il se présente ici naturellement, si vous voulez, avec Chateaubriand ; le rapprochement de ces deux noms s’est offert à quiconque a étudié un moment Mme de Staël. Poussez-le à fond comme le fait l’auteur, il ne reste de visible que la fiction oratoire, l’artifice académique. Je ne veux dire qu’une chose au surplus, c’est que, s’il est honorable de remporter des prix d’académie, c’est pourtant un régime qui pourrait bien n’être pas des plus fortifians, et qui risque d’imprimer au talent une direction par où il n’atteint pas au plus large idéal de l’art.

Là où apparaît encore, à mon sens, l’artifice oratoire, mettant en œuvre ce qui n’est peut-être qu’un lieu commun érigé en jugement historique, c’est dans les pages consacrées à reproduire cette lutte, ce duel, dont parle l’auteur, entre Mme de Staël et Napoléon. Tout est merveilleusement disposé pour l’effet de cette scène qui se prolonge, à travers l’empire, entre les deux adversaires, et prend la proportion d’un choc entre deux puissances rivales. D’un côté, Napoléon dans sa gloire, c’est l’homme de chiffre et d’épée, c’est la force abusive, l’héroïsme oppresseur, gagnant presque, en vérité, des batailles d’Austerlitz contre Corinne ; de l’autre, Mme de Staël au milieu de se amis du tribunat ou dans son exil de Coppet, c’est la pensée libre, indépendante même sous l’oppression, et attendant sa victoire de l’avenir. Nous avons assisté plus d’une fois à ces idéalisations un peu excessives. Ne serait-il pas plus simple et plus vrai, en ce qui touche l’auteur de l’Allemagne de revenir au mot par lequel on a caractérisé ses démêlés avec Napoléon : — La guerre de l’esprit contre le génie. Il est permis, sans doute, de relever les subtilités de persécution de la police impériale ; on peut, si l’on veut, noter les puérilités de l’empereur dans sa conduite à l’égard de Mme de Staël. Si vous y joignez l’admiration qu’inspire un génie élevé, la sympathie qui s’attache à une femme d’élite passionnée pour la France, pour Paris surtout, et qui souffre cruellement de ne pouvoir y rentrer, ce seront bien des causes d’intérêt réunies. Mais au fond, si vous faites faire les sympathies du cœur, si vous recherchez le sens général de cette lutte qu’on imagine ou qu’on exagère entre Napoléon et l’auteur de Corinne, de quel côté était la vérité, de quel côté était le sentiment puissant des nécessités de la civilisation ? Au milieu de tant d’autres instincts prodigieux, Napoléon avait le présentiment de ce qu’il y a de négatif, de destructif dans ce qu’on nomme la pensée moderne, telle qu’elle est sortie de la révolution. Ce qu’il haïssait essentiellement, ce n’était point l’indépenance véritable de l’esprit, ce n’était point l’opposition ; il l’aimait, disent ses contemporains, il la provoquait même au conseil d’état, et ceci rentre dansz ce que je disais : il aimait l’opposition, la contradiction dans ce qu’elle peut avoir de fécond, de propre à faire jaillir la