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je vais me servir de vos doctrines contre vos doctrines mêmes, je vais m’en servir contre la démocratie, je vais m’en servir pour fustiger les nonchalances et les paresses de l’aristocratie : je vais élever un culte aux héros ! — Le culte des héros n’est pas autre chose que le résumé de toutes les doctrines contemporaines sur les grands hommes, résumé entrepris pour démolir ces doctrines et les transformer en les ennoblissant.

Ainsi donc, d’une part, les polémiques des partis ont donné naissance à cette doctrine ; de l’autre, les malheurs du temps et les insuccès politiques l’ont favorisée à ce point, qu’elle a germé spontanément dans des milliers de têtes. Maintenant, elle a deux conséquences, dont l’une est évidente et toute pratique, dont l’autre est encore obscure et toute spéculative. Cette doctrine est anti-démocratique. Si le héros existe, c’est évidemment pour commander ; sans cela, il n’est plus d’aucune utilité. Les démocrates, alors, les hégéliens, les proudhoniens, essaient de se mettre d’accord ; ils décomposent les masses uniformes et vagues qu’ils ont tant adorées ; ils prennent chacun des individus qui composent ces masses, et lui disent, au nom du droit sacré de l’individualité humaine : Proteste contre cette doctrine du culte des héros, et que l’anarchie soit la réponse directe à ces théories de respect et d’admiration ! Pour nier les grands hommes et les héros, il n’y a à faire qu’une chose très simple, c’est de dire que nous sommes tous de grands hommes ! — La seconde conséquence, qui est encore à venir, mais qui est probable, c’est que cette doctrine du culte des héros détruira à la longue la philosophie de l’histoire, cette création contemporaine de la philosophie. Le culte des héros a son origine pourtant dans les écrits modernes sur la philosophie de l’histoire ; mais, à mesure que cette doctrine s’étendra, elle brisera les spéculations artificielles, qui n’ont été inventées que pour donner des explications satisfaisantes des événemens modernes. La fatalité, la nécessité, la logique, tous ces êtres métaphysiques, sur le compte desquels on peut jeter si facilement ses crimes et ses erreurs, tiendront moins de place dans nos appréciations des faits et des hommes. Nous en reviendrons à regarder un héros comme un héros et un gredin comme un gredin, nous ne dirons plus, comme nous le faisons, que le grand homme n’est tel que grace aux circonstances, et qu’un coquin n’est tel que par la faute des circonstances. Et alors j’espère que nous en aurons fini avec cette malheureuse considération des circonstances, qui sert à la fois à amnistier le crime et à rabaisser l’héroïsme.


ÉMILE MONTÉGUT.