Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/740

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

génie et du caractère de Platon, de Swedenborg, de Montaigne et de Shakspeare. Nous nous arrêterons seulement quelques minutes devant les deux figures de Bonaparte et de Goethe. Ce sont les seules qui nous touchent de près, car ce sont nos deux grands hommes, et ce sont eux seuls qui peuvent répondre aux questions modernes. Emerson a très finement dessiné le portrait de Bonaparte. Il ne l’a point flatté, il n’a pas exagéré la valeur de cet homme puissant. — Napoléon, dit-il, c’est l’homme des affaires temporelles, du gouvernement de ce monde, rien de plus, rien de moins ; il est par excellence le représentant des classes moyennes, il a leurs vertus et leurs vices, et par-dessus tout leur esprit et leur élan. L’homme de la foule trouve en lui les qualités de l’homme de la foule ; l’esprit de Napoléon, c’est l’esprit moderne porté à son plus haut degré. Aussi tous, les jeunes et les pauvres, tous ceux qui ont en eux énergie et volonté se sont-ils immédiatement reconnus en lui et l’ont-ils nommé leur représentant. En lui, Napoléon monopolise les esprits de tous ses contemporains. Les facultés qui dominent en lui sont celles des classes moyennes le sens commun, l’art de choisir, de combiner et de simplifier les moyens, une opiniâtreté à toute outrance, la prudence et l’énergie. Au milieu du plus grand pouvoir qu’aucun homme moderne ait été appelé à exercer, il conserve toujours un amour natif et une profonde sympathie pour les réalités même les plus communes et les plus basses. En un mot, chaque fibre de son être est moderne et n’a rien de l’ancien régime. — Certes tous ces traits sont justes. Ils nous remettent en mémoire ce qu’un de nos amis, grand admirateur de Bonaparte ainsi que de tous les héros possibles, sans acception de temps et de lieu ; nous répétait souvent : Bonaparte, dans les temps modernes, nous disait-il, est le pendant d’Annibal dans les temps anciens. Ils soutiennent le même parti, ils ont la même ame, les mêmes instincts, les mêmes douleurs et les mêmes rages. Ce sont deux parvenus.

Cela est vrai : Bonaparte, dans son langage, dans son existence, dans toutes les conditions extérieures et dans toutes les nécessités de sa vie, laisse voir un bourgeois, un parvenu ; mais sa nature intrinsèque est-bien celle d’un roi. Sans ancêtres, sans successeurs, son pouvoir reposait sur l’idée pure, sur l’élément essentiel du gouvernement. Il est, malgré sa haine des idéologues, le roi le plus abstrait, le plus métaphysique qui ait existé. Il est bien entendu que ces mots d’abstrait et de métaphysique ne s’appliquent qu’à la situation exceptionnelle dans laquelle il s’est trouvé placé, et nullement à l’homme. Son pouvoir ne doit rien à la tradition : voilà ce qui fait de Bonaparte plutôt le chef d’un grand parti qu’un roi véritable ; mais, bien que sa domination ait été le fait des circonstances, on sent, en étudiant l’histoire de Napoléon, qu’il était bien réellement un roi fait pour gouverner dans tous les temps, et non pas un dictateur, roi temporaire créé par le hasard. Napoléon