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que Dieu assigne spécialement pour but aux grands hommes de ceindre la couronne et de porter le manteau impérial ? Avec Napoléon, une grande ame était née ; maintenant, qu’importe le costume qu’il portera et le manteau qu’il se taillera dans les circonstances ? Les faits peuvent donner plus ou moins d’éclat extérieur à la grandeur, mais ils n’entrent pour rien, Dieu merci, dans la formation des vertus morales qui composent le héros. Cette malheureuse doctrine a été soutenue par l’école libérale et par Benjamin Constant en particulier, bien digne d’ailleurs de représenter une théorie dans laquelle la vertu et la grandeur sont considérées comme des agrégations de faits, d’accidens et de passions.

Quels sont, d’ après Émerson, les services que nous rendent les grands hommes ? Ils sont de deux sortes : les services directs et les services indirects. Les premiers sont les moins importans de tous. « Le secours que nous recevons directement des autres est mécanique, comparé aux découvertes que nous faisons dans notre nature propre… Occupe-toi de tes affaires, imbécile, dit l’esprit ; à qui veux-tu avoir affaire, avec les cieux ou avec la multitude ?… Les hommes sont secourus par l’intelligence et l’affection. Tout autre service n’est qu’une fausse apparence. Si vous me donnez le pain et le feu, je ne tarderai pas à m’apercevoir que j’en paie plus que le prix : ce service matériel ne me laisse ni meilleur ni pire ; au contraire, tout service moral est un bien positif. La vie d’un homme vertueux, quoiqu’elle ne me soit profitable en rien, est pour moi mille fois plus utile que tous les services possibles. » Et ailleurs, parlant de Swedenborg : « Parmi les personnes éminentes, dit Émerson, les plus chères aux hommes ne sont pas celles que les économistes appellent producteurs ; ce sont celles qui ne possèdent rien, qui n’ont pas cultivé le blé, ni fait le pain ; ce sont, par exemple, les poètes qui nourrissent avec des idées et des images l’imagination des hommes, leur font oublier le monde du blé et de l’argent, et les consolent des mésaventures du jour et des maires profits de leur commerce. »

Ainsi donc, le véritable service que nous rendent les grands hommes est indirect : c’est par leur intelligence, c’est surtout par la beauté de leur vie et ses silencieux enseignemens, qu’ils nous sont utiles. Combien cela est vrai ! Il n’y a que les pouvoirs divins qui sont en nous, la vertu, le génie, qui puissent être utiles à nos semblables. L’homme par lui-même ne peut rien, et, aussitôt qu’il veut rendre directement service à l’homme, tout devient stérile ; sa bonne volonté s’évanouit, et il ne reste plus que feuilles sèches et bois mort. C’est là ce qui rend la philanthropie quelque chose de si illusoire, c’est ce qui fait si rarement réussir les bonnes intentions. Cette idée si simple en apparence, quel homme peut rendre directement service à l’homme, est pourtant la véritable origine de toutes les erreurs et de toutes les hérésies ; c’est