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le succès, marche avec les victorieux. L’homme politique observe la direction des esprits ; mais, comme il n’a aucune institution à maintenir ; aucune croyance à faire respecter, sentant bien que, dans des temps pareils, le seul rôle qui lui soit réservé, c’est de tâcher de diriger les mouvemens des partis, — il va où souffle le vent et où semble l’avenir. Le publiciste, sentant qu’il n’y a plus aucune chose certaine parmi les institutions sociales, que les coutumes ne font plus loi, qu’aucun terrain solide n’existe plus, comprenant que les mesures habituelles ne sont pas applicables au temps présent, fait de l’exception victorieuse la loi générale et absolue. Le philosophe, voyant s’agiter au milieu de croyances en lambeaux les mille folies de la pensée humaine, contemplant les nuances infinies des passions, écoutant le conflit de voix discordantes, proclame ce monde un grand hôpital de fous, et s’assied à l’écart, mélancolique ou railleur, selon son tempérament, mais à coup sûr plein de doutes, et le politique, le publiciste, le philosophe, sont tous dans le vrai en agissant ainsi, ils sont tous sincères. Dans un temps où tout est mis en discussion qu’y a-t-il à faire, sinon à suivre le courant et à se laisser porter par lui ? Dans un temps où il n’existe plus rien, il est pour ainsi dire légitime de s’appuyer sur le succès, car, pour un moment au moins, le succès, c’est la vérité légale. Il est très permis de regarder l’exception comme la loi, puisque la loi n’a pas été encore rendue. Pour celui qui n’a en lui aucune croyance, toutes les chances sont égales, et toutes les hypothèses admissibles.

Seul, l’homme religieux, celui que nous appelons le mystique, comprend ces époques d’anarchie et ne s’en effraie pas ; il porte en lui un critérium infaillible : ses contemporains s’effraient des bouleversemens, mais lui sait que la société, c’est-à-dire les lois morales et l’organisation hiérarchique de ces lois, est antérieure à l’humanité, de même que les lois physiques sont antérieures à la nature ; pour lui, rien n’est redoutable, car il est certain qu’il n’y a que la forme des choses qui puisse changer. Muni de ce critérium, il en sait plus que le philosophe, le politique, le publiciste ; il ne doute pas ; n’hésite pas, n’accepte pas le succès, et s’inquiète peu de savoir où est l’avenir ; il est le véritable juge de son temps, car lui seul sait ce qui est indestructible et ce qui est susceptible de changer, tandis que ses contemporains, soupçonnant un complet changement une autre humanité, un autre monde, se trompent sur le point essentiel.

C’est cette confiance dans le suprême idéal, dans l’ordre éternel du monde, la foi dans la stabilité et la pérennité de l’invisible, qui domine le nouveau livre d’Émerson. Carlyle, à la suite de beaucoup d’autres esprits de son temps, se met en colère, soulève les tempêtes et se met à crier justice et défense avec une telle force, que ces mots ressemblent