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aux mille bruits qui se propagent, il est évident que l’explosion éclatera tôt ou tard. Déjà la bataille a failli s’engager ; les Français, la semaine dernière, ont dormi avec leurs armes chargées auprès d’eux ; des sentinelles veillaient aux extrémités du camp, et au premier signal tous les émigrans devaient se lever en masse et courir au combat. Rien n’est venu troubler le repos du camp ; c’est une affaire ajournée, et voilà tout. La fameuse bataille qui a laissé quatre cents Américains sur le carreau du côté de Trinidad-Bay aura sa seconde édition.

La démoralisation qui s’est emparée de toutes ces populations jetées au plus profond des montagnes est arrivée à un degré qu’aucune analyse ne saurait rendre. L’or est le mobile unique de tous leurs actes ; au-delà de l’or, il n’y a rien ; en dehors de cette avidité constante, la seule passion que les émigrans éprouvent est le jeu ; toutes les forces vives de leur intelligence sont tournées vers le jeu et les chances que présentent les combinaisons nouvelles. À cette passion ils sacrifient tout. Sans communication aucune avec le monde civilisé, plongés dans de magnifiques solitudes, où l’appât de l’or seul les a attirés, sans liens de famille, abandonnés à tous les caprices d’une liberté sans limites, étrangers à toute hiérarchie, à toute règle, à tout devoir, affranchis de toute autorité, ils perdent le sentiment de la dignité humaine, et tombent progressivement au dernier degré de l’avilissement moral.

Le hasard, qui semble tout dominer en Californie, étend son empire sur les placers. Tel émigrant s’épuisera en vaines recherches, qui verra son voisin ramasser en trois coups de pioche plus d’or qu’il n’en a trouvé dans un mois de travail acharné. J’ai rencontré à Murphy deux Basques qui, dans un espace de six pieds carrés, ont recueilli jusqu’a dix à douze onces d’or par jour, alors qu’à côté d’eux on ne ramassait pas la moindre pépite. J’avais vu passer à San-Francisco deux matelots déserteurs qui avaient dans des sacs pour environ 250,000 francs chacun de poudre d’or récoltée en six semaines. D’autres, qui fouillaient le sable des rivières depuis cinq ou six mois, n’avaient pas une livre de métal.

J’ai parlé des bals publics de Sonora : des bals supposent des femmes ; il y en a effectivement dans chaque placer, mais quelles femmes ! et se peut-il que de telles créatures existent pour le malheur de l’espèce humaine ? A Paris, en France, dans le moindre hameau, on détournerait la tête sur leur passage ; ici on les entoure d’hommages, et toute la fortune des placers est à leurs pieds. Le camp de Murphy compte cinq Françaises et une Américaine, sur une population d’à peu prés cinq ou six cents hommes valides. Voilà le secret de leur empire.

Des sauvages indigènes sont établis à quelque distance du camp de