Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/693

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peine perdue ; on fit mieux, on attaqua. Conduite par un belliqueux génie, le comte Joseph de Maistre, la guerre fut vigoureuse, brillante, décisive. Le matérialisme y reçut des coups mortels ; mais cela ne contenta pas l’ambition de l’école théologique. Il ne lui suffit pas d’avoir triomphé de la mauvaise philosophie du XVIIIe siècle ; elle prétendit atteindre le principe même de toute philosophie. L’homme qui, sous la restauration, fit entrer l’école théologique dans cette dangereuse carrière, Ce fut l’abbé de Lamennais. L’Essai sur l’Indifférence dépassa M. de Maistre et M. de Bonald lui-même. En châtiant avec une sévérité impitoyable et souvent excessive les prétentions orgueilleuses et les dérèglemens de l’esprit humain, Joseph de Maistre comprenait sa grandeur. S’il n’avait pour Locke et Bacon qu’injustice et colère, il savait du moins admirer Platon et respecter Descartes. Pour l’auteur de l’Essai, Descartes, c’est l’ennemi. Voltaire et Rousseau, Diderot et d’Alembert, Locke et Condillac, ne sont que des disciples. Leur commun maître, c’est celui qui a dit : Je pense, donc je suis ; celui-là est le père de la philosophie du moi, de cette philosophie solitaire, personnelle, qui a brisé le lien de la tradition. Oui, Descartes est le grand coupable qui a détrôné la raison générale, seule règle de certitude, pour mettre à sa place la raison individuelle, raison impuissante, raison négative, qui n’est bonne qu’à entasser des ruines, dont le premier mot est : Je pense, et le dernier : Je doute. Guerre donc à la philosophie, à celle de la raison pure comme à celle des sens ! guerre à Descartes comme à Bacon, à Malebranche comme à Voltaire ! guerre à la raison humaine et à toute philosophie ! Écrivons sur notre drapeau : La philosophie aboutit nécessairement au scepticisme.

Telle est la formule tranchante, et hardie qui résume toute la doctrine de l’école théologique de la restauration. On sait ce qui arriva. Pendant que l’abbé de Lamennais démontrait l’impossibilité de la philosophie, une philosophie nouvelle paraissait sur l’horizon, et, sous le nom d’école éclectique, commençait à jeter un vif éclat. Cette école avait un double caractère : elle unissait l’indépendance philosophique la plus complète au spiritualisme le plus pur. Pleine de sympathie pour le christianisme, elle refusait également d’en nier la haute valeur et d’en subir le joug, — et de la sorte, aboutissant à de conclusions positives, par la grande route d’un spiritualisme indépendant, elle était un vivant démenti opposé par l’esprit du siècle à la thèse de M. de Lamennais. Le désordre se mit dans les rangs de l’école théologique. Les esprits modérés désavouèrent la doctrine de l’Essai. Le clergé, un instant séduit, fit prudemment retraite. Un cri s’éleva contre l’imprudence, contre la nouveauté de la théorie lamennaisienne, et son éloquent auteur fut positivement accusé de philosophie et de scepticisme. Abandonné de tous, l’abbé de Lamennais s’abandonna lui-même. Sans