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esprits calmes, méditatifs, étrangers à toute passion politique ? C’est la lutte et le mouvement des idées. Or il nous semble que trois groupes d’idées contraires, trois écoles philosophiques correspondent aux trois grands partis qui se disputent le gouvernement de la société. Le parti démocratique, qu’il le dissimule ou qu’il en convienne, à sa philosophie dans l’école sensualiste. Le parti diamétralement opposé, le parti de la contre-révolution, puise ses principes, soit ouvertement, soit à son insu, dans l’école théologique. Enfin le parti intermédiaire, qui cherche à concilier, à contenir les deux autres, est parfaitement exprimé par l’école éclectique.

Voilà trois grandes écoles en face les unes des autres, après comme avant la révolution de février. Les mêmes problèmes métaphysiques, moraux et politiques sont posés : tant qu’ils ne seront pas résolus, les partis changeront mille fois de fortune ; mais aucun d’eux ne pourra se flatter d’une victoire durable.

Si ces vues sont justes, on comprendra qu’il nous ait semblé à propos de profiter d’un intervalle de calme pour faire une sorte d’enquête pacifique et impartiale sur ce qui s’est passé depuis février dans la région des spéculations philosophiques. Quelle influence la révolution a-t-elle exercée sur la marche des différentes écoles ? quel est le caractère et la valeur des divers travaux qui en expriment la force et la fécondité relatives ? En est-il qui grandissent, d’autres qui se dissolvent ou qui déclinent ? où est la vie, où est l’avenir ? Tels sont les sujets de méditation qui nous ont paru dignes d’intéresser les esprits qui se piquent de réfléchir et de prévoir.


I. – L’ECOLE SENSUALISTE.

L’école sensualiste a subi, dans le cours de notre siècle, une transformation qu’il importe de constater et d’approfondir. Après avoir joui d’une autorité prodigieuse pendant plus de soixante années, depuis la publication du premier écrit de Condillac, l’Essai sur l’Origine des Connaissances humaines, jusqu’aux Élémens d’Idéologie de M. Destutt de Tracy et au livre fameux de Cabanis, on sait que la philosophie de la sensation eut à subir, au commencement du siècle nouveau, deux attaques également redoutables, d’abord le rude choc de l’école théologique, conduite à l’assaut par Joseph de Maistre, bientôt après la polémique moins passionnée, mais non moins sûre dans ses coups, de la nouvelle école spiritualiste, qui commençait alors de grandir sous la mâle discipline et la parole respectée de Royer-Collard. Qu’arriva-t-il ? L’école sensualiste succomba, et nous avons pu voir les héritiers affaiblis de Locke et de Condillac mourir sans laisser eux mêmes d’héritiers.