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puis se ferma, et sa tête retomba sur la paille ; ce regard était son adieu à la vie ; il vécut encore quarante-huit heures, mais sans retrouver sa connaissance. — Les fermes et les villages, sur la route que nous suivions, étaient remplis de provisions que les paysans, surpris et ne s’attendant pas au passage de l’armée, n’avaient pas eu le temps de cacher : les étables étaient pleines de bestiaux, et chaque régiment eut bientôt à sa suite quelques bœufs et quelques moutons ; mais les soldats, comme d’habitude, faisaient de ces vivres un scandaleux gaspillage. J’en vis une bande, à l’arrière-garde., enlever un gros morceau de la culotte d’un bœuf encore vivant qui ne pouvait plus marcher et jeter ensuite l’animal tout sanglant dans le fossé de la route ; il est vrai que le temps leur manquait pour Ie dépecer. Plus loin, comme je voyais fusiller un autre bœuf dans un pré, j’allai, fort en colère, réprimander les soldats ; mais je ne pus m’empêcher de rire quand ils me dirent que c’était un bœuf qui avait voulu déserter, et qu’ils venaient d’arrêter dans sa fuite. À quatre heures de l’après-midi, la tête de la colonne déboucha sur la route de Vérone. Durando, qui était accouru en toute hâte à Vicence avec ses troupes suisses et romaines, vint attaquer notre arrière-garde, pensant nous surprendre ; mais les grenadiers de Piret et de Kinski se déployèrent, dans la plaine, et, notre artillerie ayant commencé à tirer sur ses colonnes, il se retira et rentra dans la ville. Le général Thurn et son état-major passèrent la nuit dans une villa, près de Tavernelle.

Le lendemain, dès l’aube du jour, monté sur le cheval du pauvre Zichy, je partis seul et sans prendre congé de personne, de peur qu’on ne me retînt ; je voulais à tout prix arriver à Vérone et apporter moi-même au maréchal la nouvelle de l’approche de ce corps d’armée, dont il m’avait envoyé presser la marche par ses ordres positifs. Les maisons sur la route étaient abandonnées. L’on m’avait dit à Tavernelle que Montebello était encore occupé par l’ennemi, et je ne rencontrais pas une ame vivante qui pût me donner quelques renseignemens. Je m’arrêtai dès que je fus en vue des premières maisons de Montebello, et, ne voyant pas de vedettes, je pensai que la troupe ennemie qui avait occupé la ville s’était déjà retirée ; mais je craignais que les habitans ne tirassent sur moi ou ne m’arrêtassent, et, courant sur un passant que je rencontrai à l’entrée du pont, je lui ordonnai de marcher devant moi. J’ajoutai que, si les gens de la ville tiraient sur moi, ou s’approchaient pour m’arrêter, je lui ferais sauter la cervelle. Je passai en même temps la main sous la chabraque de mon cheval pour prendre mes pistolets ; mais ce fut alors à mon tour de pâlir : les pistolets n’y étaient plus, on me les avait volés à Tavernelle, quoique j’eusse dormi la tête appuyée sur la selle. Fort heureusement, mon Italien ne s’aperçut pas de ce qui m’arrivait, et marcha devant moi jusqu’à une