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cette vallée avec quelques troupes. Malgré l’heure avancée de la nuit, je le trouvai encore tout armé : ses avant-postes avaient été attaqués quelques heures auparavant, et, quand je le priai de me donner un guide et douze chasseurs déterminés avec lesquels, je voulais tenter de forcer le passage ou suivre quelque sentier dans la montagne, pour toute réponse il ouvrit la fenêtre, et je vis toutes les pentes des montagnes couvertes d’une double ligne de feux des bivouacs ennemis. Je repartis alors pour Trente sans perdre une minute. Le pays que je traversais était admirable : partout des torrens, des rochers, des cascades et des lacs au fond des vallées. Quand je me remis en route, le soleil se levait ; ses premiers rayons doraient la rosée sur l’herbe des prairies élevées ; les oiseaux chantaient, et les lacs, couverts de vapeur, reflétaient les teintes argentées du ciel blanchi par les premières clartés du jour : Je fus bientôt à Trente, d’où je repartis sans m’arrêter : j’avais perdu plus de vingt heures ; maintenant j’étais en plein Tyrol. Quel contraste avec les plaines de l’Italie que je venais de quitter ! Là, des villages brûlés, des champs arides et sans culture ; ici, de vertes prairies, des ruisseaux, des moulins cachés sous les saules ; des clochers et des maisons blanches perdues dans la verdure des grands arbres. En Lombardie, des regards haineux, des désirs de vengeance ; dans le Tyrol, les habitans, heureux de me voir, venaient me serrer les mains, écouter tout émus le récit du glorieux combat de Santa-Lucia. De fraîches jeunes filles apportaient à l’officier autrichien des bouquets de fleurs des Alpes.

Les postillons, bien payés, faisaient voler ma voiture sur les routes. Je traversai Villach, saluai de loin les montagnes de l’Autriche, et, suivant quelque temps la rive gauche du Tagliamento, j’arrivai à Udine le 18 mai à une heure de l’après-midi, et à Conegliano vers minuit. J’allai aussitôt chez le général comte Nugent : il était seul ; la fatigue et le travail avaient rouvert ses blessures. Il venait de remettre le commandement au général comte Thurn, et son corps d’armée avait déjà passé la Piave à l’entrée de la nuit. Je voulus partir tout de suite, malgré les représentations des officiers, qui m’assuraient que le pont jeté sur la Piave, près de Conegliano, était déjà enlevé ; une barque est bientôt trouvée, et j’aurais passé la Piave à la nage plutôt que de rester en arrière. J’arrivai au pont une de nos sentinelles voulut m’arrêter ; mais, forçant la consigne, je m’aventurai sur les planches et parvins à l’autre bord. Le fait est que, soit que les chevalets eussent déjà cédé sous le poids, ou que les pluies eussent gonflé la rivière, l’eau soulevait les planches et passait par dessus.

Je marchai toute la nuit sur la Strada-Posthuma[1], laissant Trévise

  1. Ancienne voie romaine.