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le chemin de Castelfranco. Ils m’accompagnèrent jusque dans la campagne, et, m’ayant dit adieu, ils descendirent de voiture.

Je renonçai à aller à Padoue ; j’étais dupe de la comédie de l’homme de Mestre et de sa sensibilité jouée car j’ai su depuis qu’il n’y avait pas un seul crociato entre Mestre et Padoue. J’arrivai dans la nuit à Castelfranco et allai à la caserne ; les chevaux étaient sellés, officiers et soldats gais et prêts à combattre ; ils m’embrassèrent cordialement ; l’approche du danger nous rendait tous frères ; l’un d’eux me donna des pistolets. Je continuai ma route, arrivai à Vérone le 23 mars au point du jour, et remis au général Gherardi les dépêches que j’avais apportées de Trieste et conservées précieusement. Quelques heures après, le général Gherardi me proposa de porter au général baron d’Aspre, à Padoue, l’ordre de concentrer à Vérone toutes les troupes de la province de Venise : je partis tout de suite ; mais le général d’Aspre avait prévenu cet ordre, je le trouvai en marche près de Vicence ; il réunit la garnison de cette ville aux troupes qu’il amenait de Padoue, et arriva en une seule marche, le 24 au matin, à Vérone, dont la garnison se monta dès-lors à seize mille hommes.

Le 29 au matin, je fus envoyé à Peschiera avec deux pelotons de chevau-légers ; comme nous entrions par une porte, trois escadrons des hulans de l’empereur et quatre compagnies de Sluiner[1] entraient par l’autre ; ils avaient été forcés de quitter Crémone et Bergame, et erraient depuis six jours dans toute la Lombardie : trouvant partout les ponts coupés et les villes barricadées, ils avaient été obligés de traverser la Chiesa au-dessous de Montechiaro ; quand les habitans de cette petite ville les virent engagés dans la rivière, ils ouvrirent les écluses ; quelques hommes et quelques chevaux furent noyés, et le capitaine Sokcsevich, des Sluiner, fut tué par ces lâches au moment où, parvenu à échapper au courant qui l’entraînait, il allait gagner le rivage. C’était la première fois que je voyais des soldats revenant d’un combat ; les manteaux blancs étaient tachés de sang, et quelques hommes démontés marchaient d’un air fier derrière la troupe, en s’appuyant sur leurs lances brisées. Arrivés à Poussolengo, non loin de Peschiera, les Sluiner avaient forcé le passage, pillé quelques maisons et des boutiques, et l’après-midi je les vis sur la place, occupés à envelopper leurs pieds noirs et meurtris dans des pièces de satin. Ces braves Croates avaient si peu d’idée du luxe le plus habituel de la vie, qu’ayant trouvé des assiettes de porcelaine dorée, ils en cassèrent les bords et les conservèrent précieusement, croyant que cette dorure avait quelque valeur.

  1. Soldats du 4e régiment d’infanterie des frontières militaires qui se lève dans le district de la Croatie dont Sluin était le chef-lieu. Le chef-lieu est maintenant Carlstadt.