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de deux pieds de haut ; des vers, des sonnets en son honneur furent lancés par milliers dans la salle.

Le 29 août, je partis pour Conegliano avec mon peloton. Pendant la marche, mes soldats chantaient les airs mélancoliques de leur pays. Souvent je m’étais plu à écouter ces mélodies naïves, ces plaintes qu’adresse le berger a son amie absente, quand, du haut des Alpes, il voit les derniers rayons du soleil éclairer les cimes neigeuses et les ombres du soir envahir la vallée ; mais sous ce ciel ardent, à peine rafraîchi par les tièdes brises de la mer, les beaux yeux noirs des Italiennes que j’apercevais à leurs balcons me rendaient infidèle à ces doux souvenirs. À Conegliano, je me promenai par la ville toute l’après-midi ; regardant les grands et beaux palais abandonnés. J’entrai dans l’une de ces splendides demeures, qui appartenait a la famille des Montalban : l’architecture était imposante, les salles immenses ; mais les portes et les fenêtres étaient brisées, et les portraits des ancêtres de cette famille, qui, comme le disait la légende, avaient été podestats, généraux vénitiens, ambassadeurs à la cour de France, étaient enlevés des murailles par le vent, qui se jouait avec leurs lambeaux. Sur une hauteur au-dessus de la ville s’élève un joli pavillon bâti au milieu de grands cyprès. L’on voyait du balcon les clochers de Venise ; les murs étaient couverts de belles peintures à fresques d’un artiste de talent, et je vis sur une table une tête de femme en marbre si charmante, avec des lèvres, une bouche si voluptueusement entr’ouvertes, qu’on aurait voulu l’embrasser.

Le jour suivant, après avoir fait à Castelfranco les logemens pour la division, j’allai voir une collection de tableaux et de curiosités appartenant à un riche docteur de la ville. Il était sorti ; sa fille me reçut c’était une belle Italienne, dont le teint avait cette brune et chaude pâleur- qui relève si bien la beauté méridionale. Il y avait dans les salles des tableaux de grand prix, entre autres une Aurore du Corrège et l’original du célèbre tableau du saint Jean du Guide ; mais ce qui me plut davantage, c’était une épée de soldat romain trouvée à Herculanum, dont la lame portait cette inscription : Senatuconsulto Roma vincit (Rome doit vaincre, le sénat l’ordonne) ; admirable et énergique parole gravée sur les glaives des soldats. Quelle confiance avaient ces Romains dans leur invincible courage ! dans l’église de Castelfranco, il y a plusieurs beaux tableaux du Palma, et un du Giorgione représentant saint Antoine et saint George aux pieds de la Vierge. La Vierge est le portrait de la maîtresse du peintre vénitien. Je ne pus admirer qu’à la hâte toutes ces belles choses : je voulais aller à Venise et il ne me restait que quelques heures Le temps était affreux, la pluie tombait par torrens ; mais, même quand le temps est beau, l’arrivée à Venise par le chemin de fer ne répond