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d’abord un petit paysan rude et sauvage, puis un studieux élèves des jansénistes, puis encore un amoureux idéal et platonique, à qui une femme apparaît comme une fée, qu’il n’ose même toucher, de peur de faire évanouir son rêve. L’air de la ville a été mortel pour cette ame indécise, énergique seulement dans son amour de la nature et du plaisir. Grace aux conseils perfides qu’il s’est plu à entendre, grace à ces livres d’une philosophie suspecte, où la morale a les attraits du vice et le masque de la sagesse[1], le voilà maintenant dégagé de tout frein, portant dans un esprit éclairé trop tôt cette froide faculté d’analyse que l’âge mûr ne doit qu’à l’expérience, et se précipitant, ainsi armé, dans une atmosphère de divertissemens grossiers, dont l’habitude s’explique chez ceux qui s’y livrent d’ordinaire par l’ignorance d’une meilleure façon de vivre. L’indulgence de Mme Parangon, cette douce pitié, cette sympathie exquise pour un amour honnête qui s’égare, il n’en a pas senti toute la délicatesse. Il a cru comprendre que la noble femme n’était pas aussi irritée qu’il l’avait craint de sa tentative nocturne. Cependant, toutes les fois qu’il se trouvait seul avec elle depuis, elle ne lui reparlait plus que de son projet de le marie à sa sœur, et lui-même par instans se prenait à penser qu’il trouverait un jour dans cette enfant une autre Colette ; elle avait ses traits charmans en effet, elle promettait d’être son image, mais que de temps il fallait attendre ! Dans ces retours de vertu, il devenait rêveur ; et Mme Parangon ne pouvait lui refuser une main, un sourire qu’il demandait hypocritement comme un mirage du bonheur légitime réservé à son avenir. Elle comprit le danger de ces entretiens, de ces complaisances, et lui dit : — Il faut vous distraire. Pourquoi n’allez-vous pas aux fêtes, aux promenades, comme les autres garçons ? Tous les soirs et tous les dimanches, vous restez à lire et à écrire ; vous vous rendrez malade.

— Eh bien ! se dit-il, c’est cela, il faut vivre enfin ! — Et il se précipita dès-lors, avec la rage des esprits mélancoliques, des esprits déçus, dans tous les plaisirs de cette petite ville d’Auxerre, qui n’était guère alors plus vertueuse que Paris. Le voilà devenu le héros des bals publics, le boute-en-train des réunions d’ouvriers ; ses camarades étonnés l’associent à toutes leurs parties. Il leur enlève leurs maîtresses, il passe de la brune Marianne à la piquante Aglaé Ferrand. La douce Edmée Servigné, la coquette Delphine Baron, se disputent ses préférences. Il leur fait des vers à toutes deux, des vers du temps, dans le goût de Chaulieu et de Lafare. Il se plaît parfois à donner à ces liaisons un scandale dont le bruit pénètre jusqu’à Mme Parangon ; il répond aux reproches qu’elle lui fait.l’œil mouillé de pleurs, en prenant des airs

  1. Il écrivait plus tard : « Sans mon amour du travail, je serais devenu un scélérat. »