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lui firent la chasse et adieu tout ce qui complétait le tableau, chevreuil, lièvre et sanglier ! La huppe même, l’oiseau de Salomon, s’était envolée ; seulement, comme une fée bienfaisante, elle avait signalé l’arbre aux poires de miel, si douces et si sucrées que les abeilles les dévorent. Nicolas emplit ses poches de ce fruit délicieux, dont, à son retour, il régala ses frères et ses sœurs.

En y réfléchissant, Nicolas se dit : Ce vallon n’est à personne… je le prends, je m’en empare ; c’est mon petit royaume ! Il faut que j’y élève un monument pour qu’il me serve de titre, ainsi que cela s’est toujours fait selon la Bible que lit mon père. — Pendant plusieurs jours, il travailla à dresser une pyramide. Quand elle fut terminée, il lui vint à l’esprit, toujours d’après l’inspiration de la Bible, d’y faire un sacrifice dans les règles. Un être libre comme moi, se dit-il, devant se suffire à lui-même, doit être à la fois roi, pontife, magistrat, berger, boulanger, cultivateur et chasseur. En vertu de ces titres, il se mit en quête d’une victime, et parvint à atteindre avec sa fronde un oiseau de proie de l’espèce qu’on nomme bondrée, qu’il crut avoir condamné justement comme coupable de troubler l’innocence et la sécurité des hôtes du vallon. Peut-être sa conscience eût-elle, plus tard, trouvé à redire à ce raisonnement, quand l’étude de l’harmonie universelle lui eut appris l’utilité des êtres nuisibles. Aussi n’appuyons-nous sur ces enfantillages que pour signaler la teinte mystique des premières idées du rêveur[1]. Cependant il fallait avoir des témoins de cet acte religieux. C’est à midi que les bêtes de trait sont conduites au pâturage après les travaux de la matinée. Nicolas attendit cette heure et appela par ses cris les bergers qui passaient au loin. Aussitôt accoururent les compagnons ordinaires de ses jeux et les jolies Marie Fouare et Madeleine Piat. — Venez, venez, disait Nicolas, je vais vous montrer mon vallon, mon poirier, et aussi mon sanglier et ma huppe. (Mais ces animaux se gardèrent bien de se rendre aux vœux du propriétaire.) Nicolas exposa à la troupe ses droits de premier occupant, constatés par sa pyramide et son autel. On les reconnut pour inviolables. Dès-lors commença la cérémonie : on alluma du bois sec où l’on jeta les entrailles de l’oiseau, selon le rite patriarcal ; puis Nicolas posa le corps sur un petit bûcher et improvisa une prière qui fut, accompagnée de quelques versets des psaumes. Il se tenait debout, très grave et pénétré de la grandeur de son action ; ensuite il distribua aux assistans les chairs rôties de l’oiseau dont il mangea le premier, et qui étaient détestables. Les trois chiens seuls se régalèrent avec joie des restes de cette cuisine sacerdotale.

  1. Il est curieux de trouver en effet dans les premières années de Restif ce trait d’un sacrifice à l’Éternel, qui rappelle un récit analogue de Goethe, devenu comme lui panthéiste plus tard.