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solitude ! Il respire à pleine poitrine ; pour la première fois il se sent vivre… Les nuages blancs qui glissent dans le ciel, la bergeronnette qui se balance sur les taupinières, les fleurettes d’automne sans feuilles et sans parfums, le chant de l’oenante solitaire, si monotone et si doux, les prés verts baignés au loin par la brume, tout cela le jette dans une douce rêverie. En passant près d’un buisson où Jaquot, deux mois auparavant, lui avait montré un nid de linotte, il pense au pauvre berger qu’il remplace et aux dangers qu’il court dans son périlleux voyage. Ses yeux se mouillent de larmes, sa tête s’exalte, et pour la première fois il se prend à rimer des vers sur l’air des pèlerins de Saint-Jacques qu’il avait entendu chanter à des mendians :

Jaquot est en pèlerinage - à Saint-Michel ;
Qu’il soit guidé dans son voyage - par Raphaël !
Nous ne garderons plus ensemble - les blancs moutons :
Jaquot va par le pont qui tremble - chercher pardons.

Voici le premier pas fait dans une route dangereuse ; Nicolas s’est trompé sur son goût pour la solitude… Ce goût n’annonçait pas un berger, mais un poète. Malheur aux moutons, qu’il entraîne dans les endroits les plus sauvages et les moins riches en pâture ! Il aime les ruines de la chapelle Sainte-Madeleine et y revient souvent, sous prétexte d’y cueillir des mûres sauvages ; le fait est que ce lieu lui inspire des pensées douces et mélancoliques. Ce n’était pas assez encore. Derrière le bois du Boutparc, vis-à-vis les vignes de Mongré, on rencontrait un vallon sombre bordé de grands arbres. Nicolas hésitait d’abord à s’y engager ; il se rappelait les histoires de voleurs et d’excommuniés changés en bêtes que Jaquot lui avait souvent racontées. Moins effrayées que leur gardien, les bêtes sautent dans le vallon. Il y en avait de plusieurs sortes dans le troupeau ; les chèvres grimpent aux broussailles, les brebis broutent l’herbe, et les porcs fouillent la terre pour y trouver une espèce de carotte sauvage que les paysans nomment échavie. Nicolas les suivait pour les empêcher d’aller trop loin, lorsqu’il aperçut sous un chêne un gros sanglier noir, qui, en humeur de folâtrer, vint se mêler à la bande plus civilisée des pourceaux. Le jeune pâtre tressaillait à la fois d’horreur et de plaisir, car la vue de cet animal augmentait l’aspect sauvage du lieu qui avait tant de charmes pour lui. Il se garda de faire un mouvement à travers les feuilles. Un instant après, un chevreuil, puis un lièvre vinrent jouer plus loin sur une bande de gazon ; puis ce fut une huppe qui se percha dans un de ces gros poiriers dont les paysans appellent le fruit poires de miel. Le rêveur se croyait transporté dans le pays des fées ; tout à coup, parmi les broussailles, un loup montra son poil fauve et son nez pointu avec deux yeux qui brillaient comme du charbon… Les chiens qui arrivaient