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votes lorsqu’ils ne seront plus que comme quelques atomes de poussière engloutis au milieu d’une tempête ? Après cela, que nous importent vos positions sociales et vos fortunes acquises ? Cette exhérédation politique n’entraîne-t-elle pas lentement, mais infailliblement, une exhérédation sociale ? Du moment que nous tiendrons tout, assemblée, gouvernement, administration, à quoi vous serviront, pauvres hères, votre fortune, votre éducation et votre intelligence ? Nous vous ferons suer par tous les pores ces avantages sociaux. — Si la révolution de février avait pu réaliser ses espérances, savez-vous quelle aurait été la condition de la bourgeoisie ? Elle eût été la même que celle des Juifs au moyen-âge. Et les révolutionnaires qui s’exprimaient ainsi, qui consentaient à ce que l’exhérédation sociale ne fût qu’une lente conséquence de l’exhérédation politique, étaient encore les plus modérés. Or tout le monde sait comment les violens traitaient ces Fabius cunctator de la spoliation. La temporisation n’était certes pas du goût du citoyen Blanqui, ni du citoyen Sobrier, qui méditait de remplacer la garde nationale par la force ouvrière, et qui proscrivait d’avance les espèces d’or et d’argent. Avec les premiers, ai-je dit, nous étions menacés du sort des Juifs au moyen-âge ; avec les seconds, nous étions menacés de voir se réaliser la traite des blancs. La spoliation étant instantanée, je demande ce qu’un gouvernement peut faire de milliers de propriétaires qui, se trouvant expropriés par ce même gouvernement, vont devenir immédiatement des conspirateurs. Je déclare, pour moi, qu’il n’y a qu’à les vendre, c’est double profit, à moins cependant qu’on ne les tue !…

Toutefois une chose nous a sauvés de cette spoliation, et cette chose, la voici. La démocratie, qui n’est forte qu’autant qu’elle agit par masses, et qui prétend gouverner par les majorités les plus absolues, n’enlève pas pour cela à chacun des individus qui composent ces masses ses appétits, ses désirs de domination, ses besoins et ses instincts. Tant qu’elles sont unies pour renverser, les masses sont fortes et désirent collectivement ; mais, aussitôt qu’elles sont portées au pouvoir, elles se décomposent en autant de parcelles qu’il y a d’individus. Alors ce désir collectif se dissout, lui aussi, et fait place à des milliers de désirs personnels. Une révolution donne aux masses le pouvoir collectif, mais chacun de leurs membres désire en profiter pour acquérir ce qui lui manque. Pour peu que la tourmente révolutionnaire eût continué, nous eussions eu le spectacle le plus amusant qui se puisse imaginer, celui d’une nation tout entière devenue une nation de fonctionnaires, puis chaque fonctionnaire réduit à se donner des ordres à lui-même, à se commander, à s’obéir, tout en exigeant des autres fonctionnaires le plus fort traitement possible pour ses services