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cette spoliation ne sera que le pillage, que le vol fait au préjudice de chacun des individus qui composent la société : cette spoliation importe peu à l’avenir de la bourgeoisie, car ce n’est pas tant de sa fortune qu’il faudrait la dépouiller que de son désir de conquérir la fortune. Ce qu’il faudrait ruiner, ce serait son énergie individuelle, sa force de volonté, sa persistance, sa patience. Tant qu’il y aura dans les temps modernes un homme doué d’énergie et confiant en lui-même, il y aura un bourgeois. Vous pourrez détruire les signes extérieurs, les indices qui révèlent le bourgeois, la fortune, l’industrie ; vous pourrez même changer l’habit moderne créé par lui, commander des gilets trop longs, des pantalons trop larges, des vêtemens extravagans, ou encore ordonner la fraternelle uniformité des blouses : tant que vous n’aurez pas détruit ce ressort intérieur de la volonté, vous n’aurez rien fait. Vous pourrez décréter que la bourgeoisie n’est plus légalement ; mais vous ne pourrez pas la détruire en puissance, comme on dit dans les écoles philosophiques. Il y a dans la bourgeoisie une force virtuelle qui est la moins cachée et la moins latente de toutes, celle qui souffre le moins l’obstacle et les ténèbres, celle qui se plaît le plus au grand jour, celle, en un mot, qui se manifeste le plus vite en acte : la volonté. C’est elle, en effet, qui constitue le fonds moral de la bourgeoisie bien plus que l’intelligence, et c’est pourquoi la liberté lui a de tout temps été si chère. Lorsque vous serez parvenus à détruire la volonté, je vous proclamerai de grands philosophes, ô révolutionnaires ! mais, tant que vous n’aurez pas trouvé d’autres armes contre la bourgeoisie que l’expropriation, vous ne serez que ce que vous êtes déjà par préméditation, d’indignes spoliateurs.

L’expropriation sociale découlait comme une conséquence naturelle de l’exhérédation politique de la bourgeoisie, c’est-à-dire du suffrage universel. Si la révolution de février n’avait fait que proclamer une extension des droits politiques, nous aurions applaudi jusqu’à un certain point. Le suffrage universel pourrait très bien être considéré non comme un moyen donné aux masses de s’imposer et de gouverner, mais comme un moyen pour chacun individuellement de s’exprimer sur les affaires qui le touchent directement. Entendue ainsi, la démocratie n’a rien que de très légitime, car chacun est le seul juge de ses affaires personnelles. Ainsi comprise, la démocratie pourrait en outre n’être qu’une émulation, un désir pour chacun de s’élever ; mais, telle qu’elle s’est annoncée d’abord et qu’elle s’annonce encore aujourd’hui, la démocratie n’est qu’une vaste expropriation politique qui mène tout droit au socialisme, c’est-à-dire à l’expropriation sociale. — Nous sommes les plus nombreux, dit la démocratie ; nous allons vous absorber et vous écraser, nous allons prononcer contre vous un décret d’exhérédation politique par des moyens légaux et constitutionnels. Que vaudront vos