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Mais, — diront les radicaux, les démocrates, les communistes, — si le bourgeois est l’homme de l’esprit moderne, le peuple possède en lui l’esprit de l’avenir. Sottise qui dénote une grande ignorance des manifestations des lois morales en ce monde ! Le peuple n’appartient à aucun temps, pas plus aux temps modernes qu’aux temps anciens, et aux temps futurs qu’aux temps modernes. Les radicaux font à l’égard du peuple le même raisonnement que les communistes à l’endroit de la propriété. Le sol n’appartient à personne, disent-ils ; il n’appartient qu’à Dieu, ce qui certainement est très juste. La terre, telle qu’elle est sortie des mains du Créateur, n’appartient qu’à lui seul ; mais après lui elle appartient à l’homme qui le premier l’a cultivée et en a su faire une chose humaine servant aux usages et aux besoins de l’homme. Il en est de même de l’humanité : elle n’appartient qu’à Dieu ; mais le gouvernement de cette même humanité appartient à ceux qui ont prouvé qu’ils étaient capables de la gouverner. Or, le peuple est comme le sol éternel de l’humanité ; c’est le fond de toute société humaine, duquel tout sort, grandit, travaille, et dans lequel, par le long effet des siècles, tout rentre et tout meurt. Le peuple, à proprement parler, n’est donc d’aucun temps : il participe de l’éternité de la race humaine ; si tant est qu’elle soit éternelle ; mais, dans les choses de ce monde, la grande affaire n’est pas d’être impérissable, c’est d’être le fils de son temps et de satisfaire aux exigences de son époque. Or, la bourgeoisie n’est pas immortelle, non plus que l’aristocratie féodale : toutes deux relèvent du temps, et ne sont que des phénomènes dont la durée est marquée. Lorsque ce que nous appelons le temps moderne sera devenu le temps ancien, alors de singulières aristocraties, d’étranges classes moyennes, que nous ne soupçonnons pas, viendront à leur tour remplacer celles qui gouvernent aujourd’hui. Elles sortiront du peuple, sans nul doute ; d’où pourraient-elles donc sortir ? Elles ne seront pas le peuple pour cela ; elles seront les classes qui gouverneront le peuple. À chaque époque, l’esprit souffle ici ou là, d’une manière ou d’une autre ; ceux qui savent comprendre ses paroles, ceux qui devinent sa direction, ceux-là, sont ses élus. Et ne venez pas, sur ce mot d’élus, crier contre les privilégiés, ne venez pas, comme certains d’entre vous l’ont fait, opposer la stoïque justice à la grace chrétienne. Dieu lui-même a ses élus et ses réprouvés, qui sont les bons et les méchans : c’est la plus large division possible de la race humaine, aussi n’appartient-elle qu’à l’ordre spirituel ; mais, dans l’ordre temporel, est-ce que la grace et la justice ne se confondent pas ? N’est-il pas juste que celui-là gouverne qui a le mieux reconnu la marche de son temps et qui est le mieux en mesure de remplir les conditions du gouvernement ?

Parler ainsi, ce n’est enlever au peuple aucune de ses légitimes espérances :