Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/498

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la signification de certains symboles, qu’elle s’amuse même à découvrir les formules de la science moderne sous d’antiques et vénérables légendes, elle a le droit de le faire à ses risques et périls ; le romancier est moins excusable, et l’on trouvera toujours fort surprenante la fantaisie de ce conteur qui nous donne ainsi, sous le masque de ses paysans, une réhabilitation de Lucifer.

Il est difficile de croire que M. Berthold Auerbach eût publié ces contes, si les révolutions de mars n’étaient venues le troubler dans ses poétiques travaux. M. Auerbach, qui avait débuté jadis par des écrits où le panthéisme joue un grand rôle, qui avait traduit Spinosa et s’était fait le défenseur enthousiaste de ses doctrines, semblait avoir renoncé à cette direction funeste ; l’étude de la réalité paraissait l’avoir sauvé de la contagion. Comment se fait-il que les pensées, les formules mêmes du philosophe hollandais tiennent une si grande place dans ces nouveaux récits ? Les paysans de M. Auerbach parlaient naguère le langage de la vérité, interprété par un art très habile ; aujourd’hui, quand ils meurent, ils vont se perdre dans le grand tout, dans l’unique et éternelle substance ; quand ils parlent de Dieu, ils en donnent des définitions qui semblent empruntées de Spinosa ou de Hegel ; il y a enfin je ne sais quel ton de spinosisme répandu sur tout le tableau. L’explication de ce fait ne doit pas être cherchée bien loin. C’est le propre de l’esprit révolutionnaire de donner une excitation plus vive aux mauvais penchans de chaque peuple, et l’on sait que les hideuses clameurs de la philosophie hégélienne, renfermées jusque-là dans l’enceinte des écoles, sont devenues en 1848 le langage de la démagogie allemande. M. Auerbach, il faut le croire, n’était pas suffisamment guéri de ses erreurs. Au milieu d’une société qui ne connaissait plus de frein, il a cessé de se contenir lui-même, et le spinosisme de ses premiers travaux a défiguré ses charmantes scènes de la forêt Noire. Je ne crains pas de m’être montré trop rigoureux pour M. Berthold Auerbach : l’admirable peintre du petit Ivon n’a pas épuisé toutes les richesses de sa poétique forêt ; qu’il se débarrasse seulement des préoccupations mauvaises, qu’il aille rafraîchir son esprit dans la saine atmosphère de ses montagnes !

Au milieu du désordre moral de notre société, et surtout après les crises révolutionnaires, les écrivains d’imagination ne sauraient trop se tenir sur leurs gardes ; ils ont besoin d’une vigilance de toutes les heures pour maintenir la liberté de leur talent. Si les troubles de 1848 ont fait reparaître l’esprit spinosiste ou hégélien chez un conteur aussi habile, chez un artiste aussi vigoureux que M. Berthold Auerbach, comment s’étonner qu’une imagination féminine, fort distinguée du reste, se soit aussi laissé prendre à ces vieilles erreurs qui reviennent toujours en temps de révolution, comme les spectres dans les châteaux en ruines ? Certes le saint-simonisme est désormais une pauvre vieillerie