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il raconte les choses les plus simples du monde, il nous ouvre sans prétention et sans bruit la maison paternelle, et nous montre, accrochés aux murailles, quelques bons vieux portraits de famille ; mais c’est précisément la manière de sentir et de peindre ces choses simples qui fait l’originalité des poètes souabes. M. Justinus Kerner, d’ailleurs, occupe une place distincte dans ce groupe harmonieux. Imagination confiante et peuplée de chimères, ce n’est pas seulement la nature qui l’enchante : il poursuit en elle les lois cachées, les lueurs du monde invisible, tous les secrets interdits à la science et que la rêverie veut deviner. Que dire enfin ? M. Kerner est le plus poétique des somnambules et le plus convaincu des visionnaires. Cette simplicité et cette humeur songeuse, appliquées aux souvenirs de l’enfant, donnent au livre une physionomie charmante.

M. Justinus berner est né à Ludwigsbourg le 18 septembre 1786 ; ses confidences s’arrêtent en 1804 : ce sont donc dix-huit années de réminiscences candides, de rêveries aimables, d’observations à la fois fines et ingénues, et toutes les figures qui, pendant cette période, ont pris place dans sa mémoire défilent tour à tour sous nos yeux avec le plus agréable mélange de naïveté et d’humour. Voici d’abord les vieux parens, la grand’ mère maternelle, qui devint folle après quelques années de mariage ; puis deux de ses filles, les tantes du poète, douées toutes les deux d’un esprit délicat et ardent, et qui furent bientôt frappées, l’aînée d’une mélancolie noire, la plus jeune d’une folie complète. « J’insiste sur ces détails, dit M. Kerner, parce qu’ils montrent quelles relations étroites unissent la folie, le somnambulisme et la poésie ; ma mère n’a pas été folle, mais elle a donné le jour à un poète. » Tout cela est dit très sérieusement ; M. Kerner ne doute pas que sa mère n’ait payé ainsi sa dette à ce terrible mal de famille. Plus loin, c’est l’histoire de ses trois frères, de son frère George surtout, l’aîné et le plus ardent des quatre. George Kerner s’était associé de toute son ame à l’enthousiasme de 89 ; il entra en France, fut admis aux jacobins, pérora dans les clubs à Strasbourg, à Châlons et à Paris ; puis, la première fougue passée, il crut que la monarchie constitutionnelle était un progrès suffisant pour un peuple émancipé de la veille. Il s’attacha donc à Louis XVI avec l’ardente loyauté qu’il portait en toutes choses. Pendant les journées qui précédèrent le 10 août, George Kerner, en costume de garde national, ne quitta pas les Tuileries un instant ; il était décidé à se faire tuer pour Louis XVI. Il fut en effet l’un des plus dévoués défenseurs de la royauté, et, s’il échappa au massacre, ce fut grace à un passeport signé de ses anciens amis les jacobins d’Alsace. Toute cette histoire est remplie d’intérêt. George Kerner s’était intimement lié à Paris avec plusieurs de ses compatriotes qui depuis ont joué un certain rôle. Un de ses amis était ce digne et modeste comte