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qu’entourait un grand crêpe noir. Pendant un mois, il demeura ainsi dans l’inaction ; Marie et son père, respectant la douleur de leur hôte, ne lui adressaient la parole qu’autant qu’il paraissait le désirer. Que comptait-il faire ? Personne ne le savait.

— Mon ami, lui dit enfin le planteur, à votre arrivée dans ce pays, je vous ai offert une maison sur mes terres. De tristes événemens ont prouvé que mes conseils pouvaient être bons !… Vous voilà seul au monde, restez ici…

Le grand Canadien secoua la tête. — Et où irez-vous ? demanda le planteur.

— Par là, fit Antoine en montrant l’ouest ; par là !… Il me faut les bois, monsieur ;… je mourrais ici !

— Vous ne nous quitterez pas, interrompit Marie ; mon père vous aime trop, ce serait une ingratitude de votre part.

Le grand Canadien baissa les yeux, essuya une larme, et regarda la jeune fille avec un attendrissement inexprimable ; puis, relevant la tête : Il faut que je le trouve, reprit-il d’une voix altérée ; il faut que je les venge ! — Et il disparut ; depuis lors, on n’a plus entendu parler de lui

Aujourd’hui les défrichemens se sont étendus depuis les bords de la rivière Rouge jusqu’à ceux de la Sabine ; mais la cabane habitée jadis par les trois Canadiens n’a jamais été relevée. Les arbres qu’ils avaient plantés ont grandi avec une rapidité surprenante, et forment un frais bosquet où le lilas de Chine, le merisier et les jasmins laissent pendre leurs fleurs au milieu des lianes. J’ai campé un soir dans ce petit enclos transformé en savane ; c’est là que j’ai entendu cette histoire de la bouche d’un vieux créole, chasseur de tortues. Pendant qu’il me la racontait, le moqueur, cet oiseau à la voix flexible et vibrante qui va chercher l’homme jusque dans la solitude pour le charmer et le distraire, ne cessait de voltiger autour de nous ; il battait des ailes et semblait nous fêter par son doux chant, comme si nous eussions été les hôtes de cette pauvre cabane depuis long-temps abandonnée.


THEODORE PAVIE.