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On discuta cette question pendant le reste du jour, et le soir, parmi ceux qui avaient hué le sauvage, il s’en trouva qui dirent en hochant la tête : « Il est mauvais, le grand Canadien ! »


II

Reposés par leur halte à la taverne et animés par un nombre suffisant de verres de rhum, les Canadiens avaient repris leur route avec une nouvelle ardeur. Serrant leurs courtes pipes entre leurs dents, ils ramaient comme s’il se fût agi de gagner le prix aux régates, et mettaient en pratique cet adage de leur pays : que l’on ne travaille jamais mieux que pour soi. Dans leur course rapide, ils dépassaient de jolies habitations entourées de riches cultures, derrière lesquelles ils entendaient, à travers les halliers, mugir les bœufs et hennir les chevaux. Les nègres occupés à sarcler les champs de coton s’arrêtaient un instant pour voir la pirogue légère fendre les eaux, et les Canadiens filaient toujours, comme l’oiseau qui vole droit à la forêt. Cependant la faim se faisait sentir, et, comme ils avisaient une île bien ombragée, sur laquelle ils pourraient cuire à leur aise les tranches de viande sèche qu’ils portaient avec eux, une voix du rivage leur cria : Oh ! de la pirogue !

À ce cri inattendu, les rameurs levèrent la tête et demeurèrent immobiles, la pagaye à la main.

— Est-ce vous, père Faustin ? reprit la même voix.

En s’entendant appeler par son nom, le vieux Canadien pencha la tête vers le rivage. Ses deux fils lui montrèrent un planteur assis au bord de l’eau qui tenait une lunette braquée sur la pirogue, et leur faisait signe d’approcher en agitant vers eux son large chapeau de latanier. Ils tournèrent la proue de ce côté, et, avant de mettre pied à terre, le vieux Faustin reconnut dans ce planteur un ancien marchand de la Basse-Louisiane avec lequel il avait long-temps navigué. Cette rencontre n’avait rien d’extraordinaire. La rivière Rouge, bordée de terres d’une fertilité extrême que recouvraient encore par endroits de vastes forêts, attirait alors en grand nombre les caboteurs forcés de renoncer à leur commerce. Ils venaient s’établir autour des villages où des créoles français, fixés de père en fils, vivaient heureux et tranquilles. L’élément américain, qui devait plus tard déborder sur cette petite colonie, s’y faisait à peine remarquer ; c’était un monde à part où se conservaient dans leur naïveté primitive les mœurs simples et hospitalières de nos colons. Le planteur échangea avec les Canadiens des poignées de main cordiales, et les invita à se reposer dans son habitation. Tout en marchant, ils se racontèrent réciproquement ce qui leur était arrivé depuis leur séparation : entre le caboteur retiré et les