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le gros et le menu gibier dans les forêts voisines, pareils à ces oiseaux de proie qui, habitués à percher sur un vieil arbre, ne s’en éloignent pas même quand les défrichemens ont abattu tous les bois d’alentour. C’étaient comme les traînards de ces hordes sauvages que la civilisation poussait devant elle.

Il y avait donc, ce matin-là, sur le quai de N…, un bon nombre de blancs, de nègres et de peaux rouges, et comme malgré soi, quand on est au bord d’une rivière, on la regarde couler, — les rivières sont des chemins qui marchent, a dit Pascal, — les yeux de tout ce monde se tournèrent vers la pirogue qui approchait. Quand elle eut touché terre, ceux qui la montaient se dirigèrent vers une taverne pour y remplir leurs cruches. À leur haute stature, à leur teint pâle, à leurs cheveux noirs et longs, chacun les reconnut tout d’abord pour des Canadiens. On s’empressa autour d’eux avec un certain intérêt, car il y avait là plus d’un petit marchand, établi en Amérique depuis deux ou trois ans à peine, qui s’en prenait aux bateaux à vapeur de ce qu’il n’était pas encore millionnaire. Ceux-ci voyaient dans ces rameurs mis forcément à la retraite des victimes d’une innovation qui leur déplaisait à eux-mêmes ; ceux-là retrouvaient d’anciens confrères qu’ils ne se souvenaient pas d’avoir jamais vus, mais avec qui ils avaient dû se rencontrer cent fois. La taverne où les Canadiens s’arrêtèrent fut donc bientôt remplie de gens désoeuvrés, avides d’entendre des nouvelles et d’en débiter. D’autres se tenaient à la porte, et bientôt on apprit officiellement sur le quai que ces trois voyageurs étaient un père et ses deux fils, autrefois matelots à bord des caboteurs du Mississipi, licenciés comme tant d’autres, et venus dans la contrée pour s’y fixer. Ils parlaient de s’établir à quinze ou vingt lieues de la petite ville, au-delà des habitations les plus reculées.

Pendant que ces nouvelles, fort importantes dans une localité où il n’en arrivait guère, circulaient parmi la foule, les Canadiens trinquaient avec tous ceux qui leur versaient du rhum : aussi, quand ils se décidèrent à se remettre en route, leurs visages étaient-ils fort animés.

— Père, dit l’aîné en tirant ses bras longs et robustes comme un athlète qui a besoin de s’exercer, partons ! L’air de la rivière vaudra mieux pour nous que celui de cette taverne, où la tête commence à me tourner.

— Dans notre temps, dit le père en s’adressant à de vieux créoles jaunis par le soleil et blanchis par l’âge, il en fallait plus que cela pour troubler la vue d’un rameur du Saint-Laurent ! — Et il se leva tout d’une pièce. Après avoir donné des poignées de main à ceux qui l’entouraient en lui souhaitant un bon voyage, il fit signe à son plus jeune fils de marcher en avant. Fidèles à cette habitude qu’ils ont empruntée