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l’ensemble de nos lois organiques pour se rapprocher du type de liberté et de justice dans la limite marquée par les idées les mieux accréditées ou par les réclamations actuelles les plus légitimes, afin que les populations aient mieux les moyens de se soustraire à la misère. Ce serait une analyse du plus grand intérêt que de passer ainsi au crible de la liberté et de la justice les chapitres principaux de notre législation organique, telle que le conflit des événemens nous l’a faite depuis soixante ans. Telles dispositions importantes de notre législation, que même de bons esprits, les acceptant de confiance sans y regarder, considèrent comme définitives, ne sont que d’une nature transitoire, parce que lorsqu’on les inscrivit dans nos lois, pressé qu’on était par l’urgence ou par la passion publique, on s’inquiéta moins de les éprouver à la pierre de touche de la liberté et de la justice que de satisfaire aux besoins et aux désirs publics du moment. Et, la convenance accidentelle qui l’avait motivé ayant cessé, l’expédient lui-même peut bien ne plus être de saison. L’institution des gardes nationales nous en a fourni un exemple frappant. Les faits analogues sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croirait[1].

  1. Pour montrer jusqu’où pourront aller tôt ou tard les changemens aux lois actuellement existantes que réclameraient la liberté et la justice, je mentionnerai ici une proposition émise récemment par un écrivain qui a le culte de la liberté, et qui, partant de là, déduit ses raisonnemens avec une logique quelquefois, à mon gré, téméraire. M. de Molinari, dans ses Soirées de la rue Saint-Lazare, ouvrage où il a énergiquement revendiqué les droits de la propriété, a soulevé la question de savoir si la loi de l’égal partage entre tous les enfans est bien le dernier mot de la législation sur l’héritage. Il pense que c’est contraire à la liberté du testateur, et que ce n’est pas non plus, conforme à la justice, car, dit-il, les enfans n’ont pas tous un titre égal à la sollicitude et à la bonté de leurs parens ; quelques-uns s’en montrent même tout-à-fait indignes. Donc, dit-il, plus de latitude, toute latitude, suivant lui, devrait être laissée au testateur, et les sentimens de famille n’auraient point à en souffrir, car, la déférence des enfans pour les parens ne pourrait que s’accroître de la pensée qu’ils auraient que leur part d’héritage dépend de leur bonne conduite et de leurs bons procédés. À l’appui de son opinion, M. de Molinari invoque l’autorité de deux nations qui ont plus que nous le sens de la liberté, qui la pratiquent depuis plus long-temps, et qui possèdent à un haut degré, l’une des deux surtout, les sentimens de famille : l’Angleterre et les États-Unis. Chez toutes les deux, la liberté du testateur est presque sans limites. Sans se prononcer dès à présent sur un aussi grave sujet par rapport à la France, il est impossible de méconnaître ce qu’a de sérieux l’argumentation de M. de Molinari, et le poids des exemples dont il se sert. La loi qui chez nous prescrit l’égal partage, ou ne permet au testateur de s’en écarter que faiblement, eut principalement, dans la pensée de ses auteurs, un objet négatif. Il s’agissait de rompre l’habitude que toutes les classes de la nation française avaient contractée, à l’instar de la noblesse, de faire un aîné. Pour déraciner : cet usage nobiliaire, on employa la main-forte de la loi, au lieu d’attendre que les mœurs en eussent fait justice : c’est ainsi qu’on procède en temps de révolution, et c’était conforme à la dévorante impatience du tempérament français. Absorbés dans leur idée, nos pères crurent que le régime de l’avenir serait constitué par cela même qu’ils auraient détruit le passé, comme si démolir et construire, en cette matière ou, en aucune autre, pouvaient jamais être une même chose, Aujourd’hui que le pli est pris, aujourd’hui que les parens en général sont médiocrement portés à favoriser l’aîné de leurs enfans, à moins qu’il ne l’ait mérité ; aujourd’hui que la contre-révolution est impossible, et qu’on ne saurait lui rendre la moindre chance en reconnaissant aux parens plus de liberté dans la disposition de leurs biens, la loi impérative de l’égal partage a-t-elle la même valeur qu’il y a soixante ou quarante ans ? Faut-il la regarder comme un des fondemens les plus immuables de notre législation civile, ou doit-on penser qu’elle sera modifiée dans le sens de la liberté ? C’est une question qu’il est permis de poser. On peut même remarquer cette bizarrerie dans la loi impérative de l’égal partage, que, considérée à part des circonstances passagères qui la provoquèrent, elle repose sur une fausse notion de la nature humaine. Elle suppose en effet que le législateur doit s’occuper plus de protéger les enfans contre les mauvais sentimens des parens que de garantir ceux-ci de l’indifférence ou de l’ingratitude de leur progéniture. Or c’est l’inverse qu’il faudrait, car il n’est pas un moraliste qui ne l’ait remarqué, l’attachement naturel est bien plus fort suivant la ligne descendante que suivant l’ascendante. Que si l’on objecte qu’il ne faut toucher qu’avec la plus grande circonspection à des lois de cet ordre, je n’hésiterai pas à admettre qu’en effet la législation sur l’héritage n’est pas de ces règlemens qu’on change impunément tous les jours ; je reconnaîtrai que même tous les demi-siècles ce serait encore beaucoup trop. Ce sont des matières qui veulent être longuement tenues dans le creuset. Il ne saurait donc être question, quant à présent, d’une modification semblable ; mais l’aperçu est bon à livrer au lecteur, afin qu’il se rende compte de toute l’amplitude des changemens qui sont légitimement possibles, et que les idées de liberté et de justice doivent tôt ou tard introduire dans nos lois. C’est uniquement à ce titre que j’en ai parlé ici, car c’est un sujet qui n’a que des rapports indirects avec la question qui nous occupe, la diminution de la misère.