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ne pussent détruire la richesse aussi vite que les efforts des citoyens parvenaient à la susciter[1].

La liberté est-elle un droit naturel et imprescriptible, selon la formule favorite d’il y a soixante ans ? est-ce quelque chose d’absolu qui ne soit subordonné ni au temps, ni aux lieux, ni aux lumières et aux vertus des hommes ? Non ; la liberté est un bien relatif dont il nous est donné de jouir d’autant plus largement que nous nous en sommes rendus plus dignes, et elle nous est attribuée d’autant plus parcimonieusement que nous la méritons moins. Accordez au noir de la côte d’Afrique la même dose de liberté dont se trouve si bien le laboureur de l’état de l’Ohio ou l’ouvrier du Massachusetts et du Rhode-Island : il en profitera pour passer sa vie à se gorger et à dormir comme le boa. Après la conquête, les Indiens des terres basses du Mexique usaient souvent de la liberté, qu’on leur départissait pourtant d’une main avare, pour croupir dans la fainéantise. Ils travaillaient tout juste ce qui était nécessaire pour récolter ce qu’il faut de bananes à un homme, et, dans ces heureux climats, quelques jours y suffisaient pour l’année, si bien que le gouvernement espagnol un jour délibéra sérieusement s’il n’interdirait pas la culture de la banane dans le Nouveau-Monde[2]. Le mauvais sujet de nos faubourgs traduit la liberté par trois jours de travail la semaine et par la débauche le reste du temps. L’homme civilisé, dont l’intelligence est développée et le moral solide, entend la liberté autrement : pour lui, elle consiste à cultiver ses facultés et à travailler bien, d’une manière continue, à la chose à laquelle il est le plus propre, par les moyens qu’il sait les meilleurs. Quand il a travaillé, pour lui la liberté, c’est de garder la récompense légitime de son travail, de l’employer comme il lui convient, de la façon qui lui est la plus avantageuse, sous l’approbation de sa conscience et sous la réserve de l’ordre public.

Plus un peuple est avancé, plus forte est la proportion de liberté qu’il peut et doit avoir. Tous les peuples de l’Europe aujourd’hui, le peuple français en particulier, sont mûrs pour une grande liberté civile. Depuis 1789, ils l’ont nominalement inscrite sans limite dans leurs lois fondamentales ; ils l’ont même fait passer dans le détail de la pratique à un degré remarquable en comparaison du passé. Ils peuvent

  1. Macaulay, Histoire de l’Angleterre depuis sa révolution.
  2. C’était aussi impraticable que de décréter que l’herbe ne croîtrait plus dans les prés. Le remède à cette paresse consistait à donner du ressort à l’intelligence et à la volonté des populations par le moyen de l’éducation et par la répression sévère des exactions des blancs. Le fonds de la race rouge n’était pas mauvais : c’est une race intelligente, capable de grandes vertus, et travaillant volontiers ; mais la tyrannie des particuliers espagnols (je ne dis pas du cabinet de Madrid) les avait flétris et les avait détournés du travail. L’homme ne travaille pas, s’il a lieu de croire que la violence ou la ruse lui raviront le fruit de son labeur.